Si Both Directions at Once a suscité un immense intérêt, ce n’est pas que parce qu’il s’agissait d’une simple découverte ou perle rare de Coltrane, mais plus spécifiquement d'une réunion du « Classic Quartet » – le batteur Elvin Jones, le contrebassiste Jimmy Garrison et le pianiste McCoy Tyner – qui tient toutes ses promesses.
Le concept de « l’album perdu » est devenu un lieu commun du marketing dans l’industrie de la musique, et cela tout particulièrement dans le domaine de l’héritage. Comme dans le cas des versions alternatives qui garnissent les rééditions, des libertés sont prises par rapport à la question du contrôle de qualité. Qu’un album soit relégué aux étagères ne signifie pas qu’il soit mauvais, mais pour autant il serait imprudent de penser que cela garantisse sa qualité. De la musique peut ne pas être rendue publique pour des raisons d’insuffisance qualitative, ou pour des raisons de stratégies inadaptées, voire irréfléchies, de la part des maisons de disques.
Cependant, John Coltrane fait partie du panthéon d’artistes-élites dont l’œuvre est constamment gratifiante. Son vaste catalogue, qui inclut les albums négligés enregistrés pour Prestige dans les années cinquante, ou les célébrés Atlantic et Impulse ! les années suivantes, est, comparé à ceux de la majorité de ses pairs, une remarquable mine qui est en grande partie dénuée de propositions ne répondant pas aux plus exigeants critères d’excellence. Des sorties plus discrètes comme Black Pearls méritent une place de choix dans n’importe quelle collection d’albums ainsi qu’un coin bien éclairé de notre esprit, qu’il faut avoir ouvert.
Si Both Directions at Once a suscité un immense intérêt, ce n’est donc pas parce qu’il s’agissait d’une découverte – ce n’était pas une autre perle rare parmi les enregistrements de ce saxophoniste innovateur. Il s’agit d’un album du « Classic Quartet » – le batteur Elvin Jones, le contrebassiste Jimmy Garrison et le pianiste McCoy Tyner – qui tient toutes ses promesses. Ces musiciens forment un des incroyables ensembles tout genre musical confondu. Bien que Coltrane soit une immense présence, il ne fait pas de l’ombre à ses accompagnateurs, à tel point que le pyramidal A Love Supreme est tout autant leur chef d’œuvre que le sien.
Comme pour signifier le degré d’unité dans les rangs, la jacket de Both Directions, élaborée dans une palette monochrome majestueuse, montre Jones au premier plan, tandis que Coltrane se tient à l’arrière.
Achevé en 1973, quatre ans avant la mort prématurée de Coltrane, l’album se distingue aussi car il fut entièrement enregistré en studio, plutôt qu’en concert. Étant donné le très chargé calendrier de tournées des artistes de premier plan à cette époque, ce sont – au cas où on l’aurait oublié – les sessions live qui apportent du grain à moudre au moulin du profit, et ce tout particulièrement lorsqu’elles sont assorties du nom d’une icône comme Trane ou Miles. La quête de chacune des notes jouées à chacun des concerts dans chacune des villes n’est pas sans rappeler la quête du Saint Graal pour leurs admirateurs les plus dévoués.
Dans ce cas-ci, le célèbre studio – l’espace de travail généreusement accordé par Rudy Van Gelder, et qui est devenu une manière de bureau-laboratoire pour Coltrane lorsqu’il était au sommet de sa phase expérimentale – fait partie de l’attrait de l’offre dans son ensemble, ne fût-ce qu’en raison du mixage glorieusement chaleureux, à l’ambiance tout aussi intime qu’enflammée, accompli par le régisseur qui a réussi à présenter une force aussi redoutable que celle du groupe de Coltrane sous son meilleur jour.
À l’époque, le quartet s’était engagé pour deux semaines au Birdland et répétait la musique de John Coltrane and Johnny Hartman, une somptueuse collaboration avec ce chanteur urbain et lumineux. Pour cette raison, cet ensemble de sept pistes fut plié en une seule journée – c’est rappeler la rapidité et la détermination de la pratique du saxophoniste et de ses accompagnateurs. Mais ce que l’on remarque, dès les premières mesures de « Untitled Original 11383 », c’est la familiarité et la beauté de la musique. L’habitude de laisser une composition sans titre, avec pour unique identifiant une référence d’enregistrement – pensez à « Untitled Original 90320 » dans Living Space – dit quelque chose de ce musicien intriguant, entièrement concentré sur la recherche sonore plutôt que son évocation par les mots, et le produit net de cet attelage de toutes les énergies individuelles qui constituent l’ensemble est un panorama de sons et de tonalités merveilleusement distinctif, amené à la perfection et raffiné par l’absorption et la personnalisation par le quatuor du behop sophistiqué de Gillespie et Parker, et du travail modal révolutionnaire de Miles Davis, avec ses courbes mélancoliques et superbement tissées.
Cependant, c’est cela qui est devenu le vocabulaire reconnu, patenté de Coltrane : cette explosion aigüe et stridente du soprano qui se fond en un thème entraînant et en improvisation risque-tout ; le ferme tintement des cordes de Tyner ; les pulsations cinétiques des batteries et de la contrebasse de Jones et Garrison.
La percolation de la section rythmique, l’inexorable modification et embellissement de l’envoûtant travail sur la cadence centrale, et la dynamique pneumatique de la contrebasse, soulignent l’existence du swing comme pierre de touche de cette musique, en dépit des envolées harmoniques complexes et fantaisistes. De manière fascinante, le flot d’idées de Jones, des roulements perpétuellement inventifs aux explosions fugaces et soudaines, a quelque chose du proto-funk, sorte de modèle bruyant et lourd que les batteurs de James Brown distilleront dans un usage révolutionnaire et dansant quelques années plus tard.
Et pourtant, Jones et Garrison sont capables d’une retenue intelligente, nulle part ailleurs mieux que sur la merveilleuse version de « Nature Boy », où Tyner se tient en retrait, et le superbe quartet devient un extraordinaire trio. Les solos que produit Coltrane sont parmi ses plus émouvants, brisant le thème avec des figures répétées et futiles ou des déconstructions tourbillonnantes dans lesquelles son timbre s’endurcit et son volume s’amplifie, tandis que l’atmosphère sous-jacente reste constante dans sa gravité. De plus, le morceau montre à nouveau les continuités majeures de l’œuvre de Coltrane – le bourdonnement en son fondement étant clairement une évolution de Equinox, sorti en 1960.
Cet album est donc un résumé clair et convaincant de ce que l’ensemble a accompli musicalement, et révèle la manière de penser de son leadeur à ce moment-là. Wayne Shorter disait qu’ « une chanson est comme une personne… elle grandit ». D’où le geste de revisiter des mélodies jouées auparavant, comme « Nature Boy » et « Impressions » – abordé ici en ténor plutôt qu’en soprano – qui fut essentiel pour la progression constante du groupe, tout comme le respect de valeurs profondes, comme le blues. C’est en effet « Slow Blues » qui s’avère être l’un des temps forts du répertoire – une étude et une expansion d’une formule musicale durable, une destination inconnue à partie d’un point de départ connu.
John Coltrane, Both Directions at once : the lost album (Impulse !)