Avec 1958, le musicien camerounais signe son disque le plus politique : Blick Bassy met sa voix, sa douceur et sa folk bassa au service de l’histoire du militant Ruben Um Nyobè, père oublié de l’indépendance camerounaise.
Le 13 septembre 1958, Ruben Um Nyobè, homme politique, secrétaire général de l’Union des Populations du Cameroun, militant pour la réunification et l’indépendance du Cameroun, est assassiné par l’armée française au terme d’une traque épique. Soixante ans plus tard, Blick Bassy remonte le temps avec un album dont le titre est une date : 1958. En onze chansons, Blick Bassy convoque la figure et l’engagement de Ruben Um Nyobè comme une statue pourrait le faire mais avec des matériaux propres à la musique : sa voix, sa langue bassa et une orchestration aérienne, plus légères que la chape de béton sous laquelle repose toujours le père oublié de l’indépendance camerounaise. Son “Ngwa”, l’ami en bassa.
Des héros de sa trempe, voilà ce qu’il manque à nos sociétés, en particulier à la communauté africaine et afro-descendante. Elle a urgemment besoin de gens qui lui donnent confiance en elle, qui lui rendent son histoire : c’est la clé de l’auto-détermination,” lâche Blick Bassy, sérieux derrière ses grosses lunettes. Dans son panthéon résident d’ailleurs de bien belles figures : sa mère, Marvin Gaye, Eboa Lotin, Charlie Chaplin, Thomas Sankara ou encore Skip James dont il illuminait le sombre blues dans Akö en 2015. Pourquoi avoir tant attendu pour honorer et réhabiliter l’histoire encore méconnue d’Um Nyobè ?
“A l’école, on nous disait que lui et ses soutiens n’étaient que des terroristes mais au village, les vieux les célébraient en secret. Les gens avaient peur, ils se taisaient. Beaucoup ont disparu pour l’avoir soutenu. Mon grand-père s’est caché pendant deux ans dans la forêt pour échapper aux persécutions. Ma mère en avait fait un personnage de conte. Mon père quant à lui était dans police, il faisait partie de ceux qui pourchassaient les maquisards. Je me souviens que lorsque j’étais adolescent, on rendait parfois visite à un vieil ami à lui : Théodore Mayi Matip, le bras droit d’Um Nyobé. C’est l’homme qui l’a trahi.” Avant d’ajouter, troublé : “Mais je n’ai jamais pu en parler avec lui.”
Par les livres, les notes de maquis d’Um Nyobè et les récits des anciens, Blick Bassy développe un esprit critique, déconstruisant patiemment le travail de sape des autorités, coloniales, étatiques ou familiales. Puis il dit : “1958 est aussi le fruit d’une crise identitaire. Longtemps, j’ai d’abord été dans l’urgence de me construire, me trouver, en tant que personne et musicien. Puis j’ai tâché de me souvenir de l’essentiel : que suis-je réellement ? Quelle est l’histoire de mon pays ? La mienne ? J’ai voulu comprendre ce qui a mené le Cameroun au chaos qui y règne aujourd’hui.” Avec 1958, Blick Bassy donne corps à la mémoire de celui qu’on a tenté d’annuler – en défigurant son cadavre notamment – pour faire la paix, inciter la parole à se libérer, le Cameroun et la France à prendre leur responsabilité et donner ainsi aux jeunes le courage de se saisir de leur destin. Dans “Kundé”, dans la peau d’Um Nyobè, il chante : “Je me suis sacrifié pour notre pays, et vous ai laissé l’alphabet qui vous permettra de réécrire notre histoire.”
“Intelligent, visionnaire, Um Nyobè était très cultivé, avant-gardiste même, il luttait déjà pour l’égalité hommes-femmes. Il avait appris le droit et la théologie car il avait décidé de se battre avec des arguments. Il est même allé jusqu’à faire remarquer aux français qu’ils n’avaient pas renouvelé leur contrat de tutelle ! (rires). Comme Moumié ou Ouandié, Um Nyobè était trop brillant et sans compromis, ça le rendait dangereux.”
Sur 1958, pas de batterie ni de percussions : en écho à la non-violence d’Um Nyobè, Blick Bassy enterre les armes et fait lui aussi le pari de la douceur. Ici violoncelle (Clément Petit), touches électroniques, trompette (Alexis Anerilles) et trombone (Johan Blanc) façonnent les rythmes et mélodies de sa folk organique, élégante et minimaliste. Ici sa Gibson arpégée et sa voix, tantôt frottée tantôt falsetto, parviennent à adoucir les contours de sa colère. A chaque langue sa poétique et pour la sienne, Blick Bassy choisit le bassa, “la langue de la sincérité.” Comme pour ses clips, magistraux – surtout “Ngwa” tourné sur les hauts-plateaux du Lesotho, Bassy compose sa langue chantée de tableaux très imagés comme autant de voies pour toucher ses contemporain.e.s.
“Les gens ont trop peur de se soulever franchement et se battre pour leurs droits, on les a convaincu qu’il était plus important de vivre en paix. Sauf que tout le sud-ouest du Cameroun est en guerre, avec plus de 300 000 déplacés et un tribalisme haineux de plus en plus inquiétant contre les Bamilékés… Um Nyobé l’avait prédit” s’emporte Blick Bassy, regard triste, front plissé. Car depuis les élections présidentielles, qui relançaient en 2018 Paul Biya sur un huitième mandat, le Cameroun est en proie à un durcissement, préférant la répression au dialogue et à la conciliation. Exemple fort pour Blick Bassy : l’incarcération le 26 janvier dernier du rappeur Général Valsero, connu pour dénoncer frontalement les casseroles de l’État camerounais. “Quelque part, ça annonce la chute d’un régime : la peur est peut-être en train de changer de camp.”
“Le gros théâtre dans lequel les gens essaient de survivre est marqué par l’absence de connexion avec leur spiritualité. Les solutions sont sous nos pieds, dans nos traditions, dans la nature et notre culture” explique Blick Bassy, tatoué au corps de ses croyances animistes, d’un profond rapport à la nature et des traditions ancestrales du peuple bassa grâce aux six ans qu’il passe, enfant, dans le village de son oncle. Aujourd’hui, le musicien ne cache pas sa hâte de présenter 1958 au Cameroun, réveillant peut-être “le potentiel insurrectionnel” qu’évoquait le philosophe Achille Mbembe au lendemain des émeutes populaires de 2008, dans les pas de Ruben Um Nyobè.
Blick Bassy, 1958 (No Format)
En concert à La Cigale le 15 avril !