Dans Finding Gabriel, qui est sorti en mai, Brad Mehldau s'échappe à nouveau du paysage acoustique et utilise la prophétie et la sagesse de l’Ancien Testament comme d'une exégèse des Temps Modernes.
« Dans ma vingtaine j’avais une soif de répondre à toutes les questions existentielles possibles », remarquait Brad Mehldau en 2006. « Celle qui revenait constamment était un questionnement ontologique sur ce qu’est la musique. Je me demandais ce qui l’allumait. »
Durant ces années grisantes, Brad Mehldau établit sa capacité à tisser le langage harmonique et l’atmosphère émotionnelle de Brahms et Mahler dans ses distorsions improvisées et la capte dans une série d’enregistrements trio et solo. Il a expliqué ses intentions et son processus – ses spéculations sur ce qui rend la musique vivante – dans une série d’essais qui comprend peut-être le plus compréhensible des manifestes esthétiques jamais écrits par un mussicien de jazz qui ne s’appellerait pas Anthony Braxton. Ils apparaissent, principalement, dans les notes de pochette explicatives de trois des cinq CDs que Warner Brothers ait sortis entre 1996 et 2001 sous le titre « The Art of the Trio ».
Sur son nouvel album, Mehldau s’éloigne de l’espace acoustique pour aller vers un au-delà théologique, tel un fidèle s’élevant d’une église, partageant un message humain en faveur du seigneur dans l’Ancien Testament. Il crée une exégèse sonique à des passages de Daniel et Hosea, des Psaumes, du livre de Job et des Ecclésiastes, délivrant une gamme de claviers et de synthétiseurs analogiques sur lesquels il empile les voix de Kurt Elling, Becca Stevens, Gabriel Kahane et lui-même. On retrouve également une cohorte de soufflants tels que le saxophone ténor Joel Frahm et le trompettiste Ambrose Akinmusire ; un trio à cordes (avec, au violon, la soliste Sara Caswell) ; et les grooves uniques de Mark Guiliana aux batteries électronique et acoustique.
La connotation vaguement apocalyptique qui imprègne les débats va tout à fait dans le sens de l’impératif posé par Mehldau de transmuter l’étude biblique en, tel qu’il l’écrit, « un corollaire et peut-être même un guide du présent – c’est-à-dire un long cauchemar ou un panneau amenant vers une gnose potentielle, selon comment vous le lisez ». Pour paraphraser une remarque que Mehldau a faite dans les notes de pochette de son premier disque de piano solo, Elegiac Cycles, la musique « scintille avec l’urgence du lieu et du moment ».
Aucun album de Melhdau ne mérite la catégorie « beyond » plus que Finding Gabriel, mais on peut le placer comme l’aboutissement d’une série d’œuvres cross-over de Mehldau. Elle compte la pop alternative électrique de Largo (2001) ; les 28 pistes de la bande son imaginaire lyrique de Highway Rider (2010) soutenue par un orchestre de chambre ; le duo à orientation beat/electronica avec Guiliana pour Taming the Dragon (2014) ; des cycles de chansons entièrement annotés pour les sopranos classiques Renée Fleming (Love Sublime, 2006) et Anne Sophie Von Otter (Love Songs, 2010) ; et une collaboration avec l’auteur-compositeur-interprète Chris Thile (Chris Thile & Brad Mehldau, 2017).
L’album arrive dans la foulée de deux albums acoustiques, sortis en 2018, qui sont venus alimenter les deux directions principales qui ressortent d’un C.V long de 25 ans d’enregistrements. L’un, Seymour Reads The Constitution, est sa dernière œuvre de maître enregistrée avec Larry Grenadier et Jeff Ballard qui incarnent son trio depuis 2005. L’autre est After Bach, un ambitieux récital solo dans lequel Mehldau transforme les complexités du Clavier bien tempéré en un tremplin pour la recomposition et l’improvisation, se terminant par la ballade élémentaire aux couleurs d’un hymne, « Prayer For Peace ».
Cette dernière chanson préfigure la saveur mélodique sans fioritures des dix pièces qui composent Finding Gabriel, sur lesquelles Mehldau tasse ses habituelles impulsions d’improvisation florissantes et privilégie plutôt les objectifs de composition et d’ensemble. Tout au long de ce programme de 55 minutes, l’effet général reflète la description faite par Mehldau du langage harmonique de Metamorphosen de Richard Strauss, de Pelleas und Mellisande de Schoenberg et du Mahler de la dernière période – « au bord du gouffre, mais toujours tonal, avec un sens tragique hyper-réaliste. »
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L’album reflète aussi, comme Joshua Redman nous le confiait à propos de Highway Rider, « une extension naturelle et le développement de toutes les idées musicales avec lesquelles Brad Mehldau a travaillé dans le passé… avec un sentiment d’achèvement, comme si elles étaient pleinement formées en son temps » Redman continue : « Brad est un vrai virtuose, mais il n’est pas intimidant – dans tous les cas, il met sa technique au service de la musicalité et d’une déclaration émotionnelle, plutôt qu’à un étalage de son talent. Il y a tant de chaleur et d’empathie, d’âme et d’amour dans sa musique, sans parler de l’intelligence, de la rigueur et de la complexité que toute musique devrait avoir. »
L’un des éléments novateurs de Finding Gabriel est la façon dont Mehldau utilise Elling, Kahane et Stevens non pas comme interprètes des textes en question, mais comme instruments discrets possédant des propriétés timbrales distinctives – « une pure expression d’harmonie et d’émotion », écrit-il. Peut-être pas révolutionnaire, mais nouveau dans l’arsenal instrumental de Mehldau, est le son d’orgue du synthétiseur analogique polyphonique OB-6, sur lequel – rejoint par Guiliana à la batterie – il est à l’origine de l’essence de la plupart des morceaux, avant d’orchestrer les voix, cordes et vents dans le flot. Mehldau fonctionne comme un one-man band à plusieurs pistes sur trois morceaux : « Born to Trouble » (« Car l’affliction ne vient pas de la poussière, et l’ennui ne jaillit pas du sol ; mais l’homme est né pour l’ennui quand les étincelles s’élèvent ». – Le Livre de Job 5. 6-7) ; « Ô Éphraïm » ( » Que ferai-je de toi, ô Éphraïm ? –Hosea 6.4) ; et la fin de l’album « Finding Gabriel » (« Au début de vos appels à la miséricorde, un mot est sorti, et je suis venu vous le dire, car vous êtes très aimés. Par conséquent, considérez le mot et comprenez la vision. » -Daniel 9.23).
Dans le rôle de l’archange Gabriel, le trompettiste Ambrose Akinmusire, qui culmine, dans l’ouverture « The Garden », avec un solo ascendant, qui débouche sur une déclamation fleurie et complexe qui illumine le chaos babylonien représenté dans « The Prophet Is A Fool » (« Le prophète est un idiot, l’homme de l’esprit est fou, à cause de votre grande iniquité et grande haine ». -Hosea 9.7), avec une déclaration du titan ténor Frahm sur l’absence de merci ; des extraits d’un orateur, peut-être l’actuel président américain, chantant « Build that wall » ; une foule applaudissant en réponse ; et un dialogue entre Mehldau et un garçon, peut-être son fils, sur ce qu’il faut faire.
La réponse de Mehldau à la question du garçon : « Qui est-il ? » n’est pas optimiste. « Ce n’est qu’une voix », dit Mehldau. « Il parle en leur nom. Ils ont peur. Ils ont peur. Ils pensent qu’il les rend plus forts. »
« Vraiment ? » demande le garçon.
« Non, il les affaiblit. »
« Alors ils ne sont pas dangereux en fait. »
« Non. Ils sont dangereux. Au fond d’eux, ils soupçonnent qu’ils se font baiser, mais ils sont trop fiers pour l’admettre. Ils ne veulent pas entendre parler de nous. Il leur dit que nous sommes l’ennemi. »
« S’ils sont faibles, pourquoi sont-ils dangereux ? »
« Ils ont des armes. Beaucoup d’armes. Et ce n’est pas pour la chasse. »
C’est la seule analyse explicite que Mehldau offre sur le Populisme du 21ème siècle dans Finding Gabriel, mais vous pouvez assimiler son message à partir de l’armature textuelle de « Deep Water » (« Sauve-moi, ô Dieu ! Car les eaux sont montées jusqu’à mon cou, Je m’enfonce dans la boue profonde, là où il n’y a point d’emprise ; Je suis entré dans les eaux profondes, et le déluge m’envahit. » -Psaumes 69.1-3) et « Proverb of Ashes » (« Vos maximes sont des proverbes de cendres, vos défenses sont des défenses d’argile ». -Job 13.12). La politique est là, mais dans ce cri de cœur, Mehldau met l’accent ontologique sur une autre grande question – ce que représente la condition humaine à notre époque périlleuse.
Brad Mehlhau – The Garden (Nonesuch Records)