Pour Fragments du Monde Flottant, Devendra Banhart propose une compilation de douze démos inédites signées Arthur Russell, Nils Frahm, Rodrigo Amarante ou Vashti Bunyan. Avec la complicité du label suisse Bongo Joe (Altin Gün, Bégayer, Hyperculte…), Devendra Banhart se fait ici l’espiègle curateur d’une anthologie aussi aérienne et intimiste que la folk de ses débuts. Depuis Los Angeles, il répond aux questions de Qwest TV.
De quel désir cette compilation est-elle née ?
J’adore Bongo Joe, je suis un grand fan de leurs sorties et de leurs rééditions. Nous sommes amis depuis longtemps, on partage toujours nos trouvailles, on échange des disques, des mix, et on se voit à chaque fois que je suis en tournée en Europe. Alors quand un enregistrement secret surgit sur le web, sur la face B d’un obscur vinyle japonais ou quand l’ami d’un ami connaît quelqu’un qui… Quelle chance ! Tomber sur une démo inédite, c’est comme trouver le joyaux de la couronne : c’est un objet très précieux.
Qu’est-ce qui vous touche dans une démo ?
Une démo, c’est la version la plus à nue, la plus vulnérable d’une chanson et donc de soi-même : un véritable bijou d’intimité dont l’éclat, l’ambiguïté et la nuance sont souvent proches du transcendant. Quand on écrit une chanson alors qu’il n’y a personne autour, c’est l’état premier de soi : c’est ce que je ressens vraiment, le degré zéro de la peur. Ensuite, la démo traverse tant de voiles et de couleurs, elle devient une base sur laquelle on travaille. En fait, c’est la plus pure version d’une chanson. Ce qui la rend si belle, c’est que l’artiste est encore en train de la travailler sans savoir nécessairement où elle l’emmènera. J’aime la virginité des démos : un instrument, une voix. Partager une démo demande beaucoup de courage.
Comment avez-vous fait pour convaincre les artistes présent.e.s sur Fragments du Monde Flottant de partager cette intimité avec le monde entier ?
Cela m’a demandé beaucoup de temps car les artistes se montrent très protecteurs avec leurs démos. C’est comme se faire arracher des dents (rires) ! J’ai pu les convaincre parce que la majorité d’entre elles et eux sont des ami.e.s avec lesquel.le.s je partage naturellement mes démos quand je prépare un album et réciproquement. C’est très important de partager les créations en cours, d’avoir des retours. J’adore voir des tableaux à demi-achevés par exemple. Mais c’est quelque chose que tu ne peux faire qu’avec des ami.e.s proches. Alors là, je leur ai écrit des lettres pour leur expliquer le projet, plusieurs lettres même, et puis… J’ai eu de la chance !
« C’est ma manière de passer du temps avec mes ami.e.s »
Vous êtes comme une communauté ?
Une diaspora plutôt ! Diana Denoir est en Urugay, Tim Presley à San Francisco… Disons que cette compilation, c’est ma manière de passer du temps avec mes ami.e.s, une version toute personnelle d’un brunch (rires) !
Avez-vous songé à dévoiler l’une de vos démos ?
Oui ! Mais non. Et pourtant, j’en ai des millions au moins. Oui, il se peut que je sois juste un p***** d’hypocrite (rires) ! J’ai préféré rester dans ce rôle de curateur. C’était très amusant, très intéressant.
Fragments du Monde Flottant réunit plusieurs générations d’artistes, tous très différents dans leur manière de s’exprimer : votre producteur Josiah Steinbrick, Nils Frahm et son électro libre, sa majesté garage King Tuff, Tim Presley ici bien loin de son rock-psyché, les clair-obscurs de Jana Hunter, la voix-velours du brésilien Rodrigo Amarante ou encore la chanteuse uruguayenne Diana Denoir, oiseau plutôt rare… Qu’est-ce qui les relie selon vous ?
Hormis le fait que ces gens sont mes ami.e.s ? Arthur Russell peut-être. Je ne l’ai jamais rencontré mais il est une grande inspiration pour la majorité d’entre nous, une influence majeure en fait, surtout pour des artistes de la nouvelle génération comme Jana Hunter par exemple. Avoir une de ses démos sur la compilation, c’est une manière de se sentir proche de lui. C’est un grand honneur.
Arthur Russell était un être à part dans le paysage musical des années 80 : chanteur et violoncelliste, ses compositions explorent très librement les musiques méditatives, expérimentales, classiques, la folk, la pop, la dance… A sa mort en 1992, il a laissé des milliers de démos derrière lui dont “Not Checking Up”, merveilleuse épine dorsale de cette compilation issue des sessions d’enregistrement de World of Echo, son célèbre disque-testament. Comment êtes-vous parvenu à obtenir cette démo inédite ?
Je crois qu’Arthur Russell ne faisait pas de distinction entre ses démos et ses chansons “achevées” qui continuaient d’évoluer au gré de ses explorations et de son infinie capacité créatrice. Ses chansons faisaient partie d’un flux, d’un geste très libre. J’ai reçu “Not Checking Up” des mains de Tom Lee, le dernier amour d’Arthur Russell, grâce à un ami qui a fait la connexion. Tom Lee a juste été très ouvert et super cool : il m’a donné cette démo d’une très belle façon, tendre, naturelle, élégante, simple et humble.
« A ses côtés, j’ai juste envie que ma voix fleurisse »
Un peu plus tôt, vous parliez du courage que demande le fait de partager une démo. Dans le livret de la compilation, un sous-titre a particulièrement retenu mon attention. A propos de “If I Were”, Vashti Bunyan écrit : “c’était ma première tentative d’écrire et d’enregistrer après un break de trente ans, enregistrée chez moi sur mon premier ordinateur… C’est toujours ma chanson préférée”. Voilà une belle preuve de courage et d’amitié…
Vashti est l’une des raisons pour lesquelles je fais de la musique, elle m’a sauvé la vie. Elle compte tellement pour moi. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme elle, en terme de gentillesse, de délicatesse, d’élégance. Elle est presque mythologique. A ses côtés, j’ai juste envie que ma voix fleurisse.
Vashti Bunyan a enregistré Just Another Diamond Day, un premier disque complètement ignoré à sa sortie en 1970 : elle a tout planté là et s’est retirée pendant trente ans. Pourtant vous avez chanté “Rejoicing in The Hands” en duo avec elle en 2004 avant de la convaincre de retourner en studio… Comment avez-vous rencontré celle que l’on surnomme la “grande prêtresse du freak folk” pour avoir influencé toute une génération d’artistes indie-folk ?
J’ai écrit à son label après la réédition de Just Another Diamond Day. Je suis tombé profondément amoureux de sa musique quand je l’ai découverte. J’étais à Paris d’ailleurs. Elle est arrivée dans ma vie à un moment où j’avais particulièrement besoin de courage, de vrai courage, dans ma vie et dans ma musique. Et sa musique est la plus courageuse que j’ai entendu jusqu’à aujourd’hui : il n’y a pas une seule goutte de peur dedans. Tellement inspirante ! Alors j’ai écrit à son label qui a eu la gentillesse de faire la connexion et je lui ai écrit une lettre pour la remercier. On a beaucoup échangé puis je lui ai demandé si je pouvais lui envoyer des démos justement. Bien sûr, je ne lui ai jamais dit que si elle ne l’aimait pas, j’arrêterai immédiatement la musique (rires) ! C’est pourquoi c’était super important pour moi qu’aujourd’hui Vashti fasse partie de cette compilation. Je lui ai envoyé une très longue lettre !
« Ces démos sont comme des petits fragments de poésie »
Fragments du Monde Flottant est un joli titre… Pourquoi avez-vous choisi de nommer ainsi cette compilation ?
En référence à l’ukiyo-e japonais, c’est un mouvement et quelque part un genre d’âge d’or artistique de l’ère Edo, célèbre pour ses estampes et autres “images du monde flottant”. La plus connue, c’est La Grande Vague de Kanagawa d’Hokusai. J’espère qu’on ne pensera pas que c’est du vol (rires) ! Simplement, je trouve que ces démos sont comme des petits fragments de poésie qui flottent comme ça, à la surface du monde. Elles sont pleines de nuances, elles sont subjectives, et on peut voir leur côté obscur aussi… c’est plutôt sexy !
Vous êtes musicien mais aussi plasticien Devendra, vous avez d’ailleurs réalisé vous-même les six différentes pochettes de Fragments du Monde Flottant. A la manière d’une estampe, aimeriez-vous en faire une série ?
Oui ! J’y réfléchis déjà. Pour la suivante, j’aimerais beaucoup une démo d’Anohni et de Laurie Anderson… Kate Bush aussi ! T’imagines ? J’ai plein d’idées : Queen Latifah, Dr Dre, Migos… Oh ça va prendre du temps !
A paraître : Weeping Gang Bliss Void Yab-Yum, le premier recueil de poésie de Devendra Banhart le 23 avril 2019 chez Featherproof Books.