Un tube et puis voilà. C’est l’histoire de Kokoroko en 2018. A l’heure où ces lignes sont écrites, « Abusey Junction » totalise 28 millions d’écoutes sur la plateforme. Il aura suffi d’un seul morceau pour que la notoriété exporte l’octet largement au-delà des frontières anglaises. Sur la foi de ce titre adressé au tout-venant, Kokoroko multiplie les sold out depuis plusieurs mois et se prépare à un été chargé en festivals.

L’Afrique à Londres.

Ils voulaient jouer la musique qui leur ressemblait après avoir grandi à Londres dans des communautés, ressortissantes de l’empire colonial britannique, originaires d’Afrique de l’ouest et des caraïbes – en 2011, 114,000 britanniques d’origine nigériane étaient recensés à Londres. Au sein de ces familles dont les aînés ont participé à la reconstruction du pays après la guerre, ou ont débarqué plus tard, lors de la récession des années 80, les plus jeunes générations ont été élevées aux rythmes de l’afrobeat et du highlife dans le quartier longtemps malfamé de Peckham, aujourd’hui en pleine gentrification. C’est de Peckham, et dans le sud de Londres, que viendrait le noyau dur d’un certain renouveau du jazz anglais. Plusieurs membres de Kokoroko en viennent, marqués comme d’autres par le multiculturalisme de ces quartiers où l’on entend en écho les mots de Zadie Smith – dont le roman Sourire de loup décrivait surtout le quartier jamaïcanisant de Brixton – ou ceux, de l’Atlantique noire de Paul Gilroy. L’histoire écrite par l’Angleterre pour elle-même ces 300 dernières années y a installé un foyer de la pensée noire mondiale.

D’abord formée au sein d’une église pentecôtiste ouest africaine, Sheila Maurice-Grey, la trompettiste à la tête du groupe, ne dit rien d’autre que cette filiation naturelle dont la perpétuation est apparue chez eux dans la logique de l’envie. « La majorité d’entre nous est noire britannique, connectée à la diaspora africaine. Nous voulions entreprendre un projet qui nous ressemble et l’afrobeat est essentiel à notre identité  ». De retour d’un voyage au Kenya, le percussionniste Onome Edgeworth et Sheila Maurice-Grey avaient émis deux variantes d’un même sentiment, la crainte de voir l’afrobeat disparaître, alors qu’ils jugeaient le nombre de groupes anglais trop restreint, et le désir que les jeunes générations, dont la leur, continuent de s’en nourrir.

Né en 2014 comme l’instrument de cette passion, Kokoroko a dans un premier temps privilégié les reprises de grands noms – Pat Thomas, Ebo Taylor, Fela Kuti – à la fois prix d’appel, pour vendre des tickets, et cas d’écoles, pour s’approprier toutes les nuances de ces musiques. Cinq ans et de nombreux concerts dans la capitale anglaise plus tard, leur première sortie est un E.P de quatre titres, dont « Abusey Junction » ; petit chiffre qui pourrait alimenter la frustration des auditeurs les plus dévoués. Mais l’EP entretient l’idée que Kokoroko est bien plus que ce qu’ils montrent sur scène – que l’on adore, soit dit en passant : un groupe d’afrobeat très performant mais pas personnel.

La naissance d’un phénomène.

L’explosion de Kokoroko, dont le nom signifie « être fort » dans le dialecte nigérian Urhobo, était imprévisible à cette échelle. Mais le groupe devrait parvenir à maintenir la barre haute, fort de sets bien rodés sur scène, d’un sans-faute sur disque et auréolé du mythe naissant qui flotte au-dessus d’eux. Dernière piste de la compilation We Out Here destinée à concentrer les regards sur la jeune scène anglaise du jazz, « Abusey Junction » n’avait pas nécessairement l’appareil structurel qui emmène les artistes vers de si hauts chiffres. Brownswood recordings brille de la réussite de son fondateur, Gilles Peterson, et connaît une hype qui place ses artistes au centre de l’attention. Le constat est donc heureux, il rappelle que l’indépendance et l’attrait de la musique pour elle-même peuvent encore suffire. Il est aussi révélateur de la toute puissance des algorithmes de recommandation sur Youtube : si vous avez écouté un morceau de jazz sur la plateforme au cours de la dernière année, il est fort probable que « Abusey Junction » vous ait automatiquement été proposé après.

Caresse pour l’âme, la mélancolie tranquille du thème qu’interprète Oscar Jérôme (guitare) a ceci de génial qu’elle est aussi entêtante que touchante. Le guitariste a atteint quelque chose de rare, une formule à l’équilibre parfait où se déploient la grâce et l’évidence de la simplicité. Dire qu’il l’a composé sur un toit en Gambie, nourri par les vibrations du lieu, explique peut-être cette magie. A propos de leur musique, Sheila Maurice-Grey précise que ce qui est simple n’est pas facile : « C’est plus un challenge qu’autre chose, parce que les choses simples peuvent dire beaucoup. Si vous regardez un tableau sans en lire la notice, sa compréhension dépend de votre interprétation. C’est pareil avec notre musique. » argue Sheila Maurice-Grey. En jeu, leur slogan : « This is not idle music », en français, ceci n’est pas une musique paresseuse. Tous issus de formations jazz et bien que familiers de l’afrobeat et du highlife, les huit musiciens anglais, ont dû comprendre et s’imprégner de la prédominance et des particularités rythmiques de ces musiques. Fela Kuti n’avait lui-même fondé l’afrobeat qu’après avoir étudié le jazz au Trinity College de Londres, où plusieurs des membres de Kokoroko sont également allés. Le parallèle n’est pas pour leur déplaire ; eux qui souhaitent préserver l’héritage laissé par les maîtres et entretenir le sentiment d’appartenance à leurs pays d’origine. A Okay Africa, Sheila Maurice-Grey a expliqué se sentir britannique mais pas anglaise. Courante dans les populations afro-caribéennes du Royaume-Uni, cette distinction rappelle l’entre-deux de perpétuel étranger qui a tendance à définir malgré elles les communautés émigrés du monde entier. Ni facile, ni vaine, leur musique véhicule des choix de culture qui, espèrent-ils, déploieront un contingent de réflexion culturelle, sociétale, historique, politique…

La musique comme porte-voix

L’envie, à l’origine du groupe, que l’afrobeat soit joué et représenté par des musiciens noirs à Londres, laissait deviner l’engagement à venir de la bande de vingtenaires. Certes sans les paroles présentes chez Fela Kuti, Ebo Taylor ou Pat Thomas, Kokoroko reproduit le schéma d’une démarche à la dimension plus large que simplement musicale. De Fela, ils retiennent l’utilisation de la musique comme d’un porte-voix : «  nous explorons librement le concept d’identité et utilisons Kokoroko comme une plateforme de pensée. C’est plus que de la belle musique  ». Le très up tempo « Adwa », par exemple, renvoie à la bataille d’Adoua (1896) qui, remportée par l’Ethiopie, donna lieu à l’indépendance du pays, le 2 mars devenant fête nationale. Plus que l’issue de cette guerre remportée contre l’Italie, ce sont ses conséquences qui sont interrogées. De parents éthiopiens, le pianiste Yohan Kebele nous a expliqué ce qu’il avait en tête en composant le morceau : « Bien que mes parents sont fiers de cette victoire, ils tirent surtout cette fierté dans le fait qu’après la guerre, l’Empereur Menelik et l’impératrice ont déclaré que tous les soldats italiens encore présents étaient autorisés à rester en paix ou d’être renvoyés en Italie en paix. L’impératrice elle-même soignait les blessés italiens ! »

Dans quelle société vit-on ? Une où les stéréotypes sur les peuples noirs et, au demeurant, les femmes noires, n’ont guère évolué. Avec « Uman », c’est un hommage à ces dernières que Sheila Maurice Grey a voulu rendre, avec sa mère à l’esprit : « Nous sommes trop souvent hypersexualisées ! Le problème existe toujours et il devrait être traité dans les médias. Dans Kokoroko, vous avez trois femmes, instrumentistes, mises en avant dans un groupe. Rien que ça, c’est puissant ! Ca casse certains stéréotypes  ». Uni par la puissance du groupe, habité par le jeu collectif, l’octet trouve sa force dans la répétition, dans ses riffs hypnotiques et ses chants pénétrant, quand les trois musiciennes scandent un seul mot en chœur, « Uman », sur de sobres gammes ouest africaines.

 


Kokoroko (Brownswood Records)

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