Le titre de l’album, The Lifeforce of the Deep Mystery [La force vitale du mystère profond], veut bien plus que simplement susciter une image. Plutôt, il se lit comme un ordre ferme à l’intention de l’auditeur. Une fois à bord, on est propulsé de l’avant tandis que vibrent les parois de la cabine, la lumière du passé apparaissant en traînées suspendues de l’autre côté des hublots, trop lentes pour garder le pas. Ainsi peut-on lire sur le carnet de bord : statut, lancé ; destination, inconnue.
Lorsque Shabaka Hutchings a signé chez Impulse ! en 2018, il est arrivé comme une formule tout compris, accompagné de ses groupes respectifs. À ce titre, il était comme couronné du statut de chef de file d’un nouveau son londonien, un son qui cherche à renverser les modes, à changer les vitesses et à poser les fondements d’une expression débridée et multiculturelle, assise sur des traditions bien assimilées.
Les éloges dithyrambiques prodiguées à l’égard de la scène londonienne ont été telles ces quelques deux dernières années que cela a conduit certains à évoquer une renaissance post-américaine du jazz, où les jeunes artistes ne se forcent pas à « se soumettre aux exigences déterminées par le jazz par le passé ». S’il y a sans doute du vrai dans ces considérations, Shabaka a toujours souligné l’importance de l’histoire : « pour que cela reste dynamique, il faut que ce soit appris ».
Ce principe se donne clairement à voir dans les appels fébriles et explosifs de Shabaka and the Ancestors et dans la quête d’identité historique, au sein de la diaspora caribéenne, de Sons of Kemet. Mais si The Comet is Coming verse dans le futurisme, leur quête a également un pied fermement ancré dans le passé.
Le futurisme, et tout particulièrement l’afro-futurisme, cherche à soulager la détresse du présent en imaginant une réalité future alternative. Son outil, son arme même, c’est la créativité universelle
Tricia Rose, la directrice de recherches en identités raciales et ethniques à Brown University, met en évidence l’histoire de ce mouvement, qui trouve son origine dans la littérature et la musique, et qui remonte jusqu’à l’expérience de l’esclavage et de la soumission. Le fantasme de s’échapper de la terre et de s’imaginer ailleurs – à la fois relié aux origines et projeté dans un nouvel espace, en pleine possession de nos pouvoirs – peut être vivement éprouvé dans ce nouvel album.
Shabaka a étudié cette idée, et cite souvent la pensée de Sun Ra au sujet du pouvoir des mythes, pour lequel l’incapacité d’une communauté « à déterminer ses propres structures mythologiques… de sorte à imaginer d’autres réalités… est un des premiers signes de soumission ». En réponse à cela, il cherche une connexion mythologique originelle, et invite ses auditeurs à entreprendre un voyage au cours duquel tous sont égaux et les frontières abattues.
La trajectoire qui est ici dessinée a des apparences d’odyssée, une odyssée qui s’inspire de Stanley Kubrick puisqu’elle commence aux origines de la mémoire, avec un parent éloigné qui lance un os en l’air. Cet os ce transforme alors en vaisseau spatial, fait du même carbone mais largement ré-imaginé.
S’il vous semble que cette métaphore cherche trop loin, alors elle entre en écho avec les ambitions célestes du groupe. Ensemble, ils conduisent un vaisseau propulsé par un « déploiement honnête de l’imagination ». Également membres du duo Soccer96, le batteur Betamix (Max Hallett) et Danalogue (Dan Leavers), l’homme au synthé, parlent de l’avènement de l’intelligence artificielle, du réchauffement climatique, et de la fusion entre ordinateur et cerveau comme de catastrophes imminentes, telles des comètes qui s’approchent.
En réponse, ils entrent en connexion avec une vérité universelle plus profonde, grâce à la libre expression musicale. Aux côtés de King Shabaka, ils reprogramment les errances cosmiques des icônes associées à Impulse !, partageant la même attitude que celle de John et Alice Coltrane, de Sun Ra et, de manière plus large, du Mahavishnu Orchestra, de Can et de la scène Beat de Los Angeles. En cette compagnie, ils se placent dans le contexte d’un même voyage à travers « l’immensité de l’espace ».
Sur la piste « Summon the Fire » [« Faites jaillir le feu »], la gamme visiblement illimitée de textures et de tonalités de Danalogue se mélange aux éclats de lumière qui jaillissent du ténor de Shabaka. Ensemble, ils illuminent des voies foudroyantes et exaltantes, tandis que le groove tumultueux de Betamax les pousse brutalement de l’avant. On pénètre dans ce qui ressemble à un portail spatial, un vortex plein de couleurs où les passages de synthé sont prolongés pour éclairer le chemin à
suivre.
Ailleurs, cependant, la direction est moins évidente. D’une minute l’autre, on avance dans l’espace à toute allure puis l’on s’écrase lourdement sur Terre, contraint à ramper à sa surface, la régularité de la batterie tirant à la fois le synthé et le saxo vers le bas tandis qu’ils s’efforcent à reprendre leur envol. C’est le cas sur « Blood of the Past » [Le sang du passé], où les signaux déformés et discordants d’une voix humaine est détectée puis retransmise dans le milieu.
Cette voix appartient à Kate Tempest, l’une des artistes les plus importantes du spoken word au Royaume-Uni qui a partagé la scène avec des noms tels que Cooper Clarke et Benjamin Zephaniah. Son style est brut, et ses mots crachés d’un ton rauque et douloureux. Addition rafraichissante à l’album, elle explore la même dissonance entre l’hyper-modernisation et les qualités humaines fondamentales : « le tintement des os contre le métal ». Dans une veine véritablement dystopique, elle déclare : « il n’y a rien à manger, sinon le progrès ».
Ses mots ont un sens clair, et ils évoquent le passé et le présent en tant qu’ils sont soudés dans un schéma cyclique et inéluctable : « le reflet de la lumière du soleil sur du verre qui rebondit vers le soleil sur du verre qui rebondit encore ». Notre bonté fondamentale est la seule chose suffisamment puissante pour que nous nous échappions de cette épreuve et pour guérir la « cicatrice sur l’âme de la Terre ». Se projetant de l’avant, elle imagine un futur en plus grand « rapport spirituel avec la terre et les êtres aimés ».
Le sens de l’album, dans sa majorité, existe cependant au-delà de la sémantique. En effet, Shabaka n’établit guère de lien stable entre la linguistique et le phrasé musical. Plutôt, The Comet is Coming cherche à faire surgir un sentiment qui est plus concret que les mots, sans proportion spécifique. Leur musique pourrait aussi bien servir de bande-originale à une scène qui ferait ouvrir les yeux, tout comme elle pourrait accompagner une scène où la Terre tournerait sur place. Dans Trust in the Lifeforce of the Deep Mystery, ils quittent ce qui leur appartient déjà : l’origine, l’identité, l’instinct… et se lancent dans l’inconnu, à la recherche d’une relation partagée.
The Comet Is Coming, Trust In The Lifeforce Of The Deep Mystery (Impulse !)