Le guembri traverse les époques, les continents et les genres musicaux. Passage en revue d'un instrument qui infuse la musique des Maalem (Mahmoud Guinea), des jazzmen (Randy Weston, Marcus Miller) et des grandes figures de la musique électronique (Bonobo).
Le guembri, luth-tambour aux basses hypnotiques, demeure l’instrument totem de la musique et des rites traditionnels gnaoua. L’histoire raconte que c’est l’importation d’esclaves d’Afrique Noire au Maghreb dès le VIIIe siècle qui a amené le guembri au nord du continent, en héritier direct du ngoni malien, au même titre que le banjo qui aura suivi d’autres routes pour se déployer outre-Atlantique. Au Maroc, les pratiques rituelles, initiatiques, divinatoires et thérapeutiques des anciens esclaves et de leurs descendants, constitués en confréries Gnaouas, synthétisent apports culturels de l’Afrique subsaharienne, influences de la civilisation arabo-musulmane et traditions de la culture berbère. Des rites et des pratiques qui trouvent ailleurs leurs échos dans le diwan algérien, le stambali tunisien, le zar égyptien, éthiopien et soudanais, et plus loin, dans le candomblé brésilien et le vaudou haïtien : une cartographie passionnante étudiée par l’ethnologue Abdelhafid Chlyeh dans Les Gnaoua du Maroc : itinéraires initiatiques, transe et possession (éd. La Pensée Sauvage).
Dans les « lila » gnaoua, des rituels nocturnes aux allures de cures festives, le maître mââlem joue du guembri pour accompagner les danses et les transes destinées à libérer les adeptes des djinns, êtres surnaturels qui peuplent le monde invisible. Les gnaouas sont des guérisseurs. Avec ses trois cordes, faites traditionnellement de boyaux de chèvre ou de bouc, tendues sur une caisse de résonnance rectangulaire en bois recouverte par une peau de dromadaire ou de chameau, le guembri constitue la clé de voûte des traditions gnaoua, guérissant les maux de sa pulse millénaire.
Le guembri et la tradition
« La transmission du métier de maâlem (maître) se fait par héritage, de père en fils » poursuit Abdelhafid Chlyeh. C’est le cas de la prestigieuse famille Guinea, originaire du Mali, qui enfante depuis plusieurs générations des mââlems légendaires, Mahmoud en tête, fils de Boubker, petit-fils de Samba.
Mahmoud Guinea
Mondialement respecté pour sa maîtrise de l’instrument et son aura de BB King à la marocaine, Mahmoud Guinea s’est frotté à toutes sortes de fusions en partageant notamment la scène avec le batteur Hamid Drake et Carlos Santana pour ne citer qu’eux. Appétence qui le poussera à enregistrer une superbe conversation gnaoua-jazz avec le saxophoniste Pharoah Sanders dans The Trance of Seven Colors (Axiom Records) en 1994, et plus récemment, un EP intitulé Marhaba – bienvenue, affirmant sa volonté d’ouverture avec une exploration des contrées électroniques à l’anglaise aux côtés de Floating Points et de James Holden, DJ-producteur-chaman. Conscient de la nécessité de préserver ce patrimoine, Mahmoud Guinea perpétuait la tradition à quelques mois de sa disparition en août 2015 en offrant son guembri à son fils, le mââlem Houssam Guinea. Une sortie digne et un leg dont fût témoin le public ému aux larmes de la 18e édition du festival Gnaoua et musiques du monde d’Essaouira.Certains puristes trouvent cependant que les fusions posent problème, qu’elles travestissent l’essence des traditions gnaouia en s’arrangeant de contextes moins spirituels.
Mehdi Nassouli
Mehdi Nassouli, jeune trentenaire rieur originaire de Taroudant, petite ville-écrin au sud d’Essaouira, y avale très tôt tout ce qu’il peut des folklores roudanais, daqqa, amazighs et gnaouas, s’initie à la poésie chantée malhûn héritée des croisements arabo-andalous, et finit par devenir un spécialiste du guembri au terme d’un voyage initiatique d’une dizaine d’années qui l’aura conduit auprès de grands maîtres mââlems à travers tout le pays. Là où certains s’y refusent, Mehdi Nassouli se joue sans complexe des cloisonnements : traditionnel dans les cérémonies, il s’électrise en prêtant ses basses à Alpha Blondy, Titi Robin, Herbie Hancock, Justin Adams ou à l’indienne Parvathy Baul.
Les femmes et le Guembri
Mais la vraie révolution, ce sont les femmes qui la mènent. Traditionnellement, elles ne sont pas exclues des rites gnaoua, elles ont même un rôle clé : les femmes sont les « moqaddema ». Grandes prêtresses de cérémonie, elles organisent les « lilas », interprètent les rêves et accompagnent le rituel jusqu’à l’aube. Cependant, les femmes ne touchent d’ordinaire jamais au guembri dont la pratique – publique au moins – demeure exclusivement réservée aux hommes.
Hasna El Becharia
Jusqu’à ce qu’Hasna El Becharia, surnommée « la Rockeuse du désert », ne s’empare de l’interdit contre l’avis de son père, maître diwan très respecté. Parce que le oud l’ennuie, Hasna El Becharia passe au guembri et devient mââlema, jouant d’abord en privé et pour les femmes dans les mariages, puis sur les scènes du monde entier grâce à une première apparition décisive au Cabaret Sauvage à Paris en 1999 dans le cadre du festival Femmes d’Algérie où elle envoûte définitivement, blues et minimaliste.
Asmâa Hamzaoui
Si son aînée chante sa foi et son amour du Prophète, ce qui intéresse Asmâa Hamzaoui « c’est surtout l’art musical, la culture, le patrimoine ; pas le rituel ». A vingt ans, l’adulescente – managée par sa mère – brûle la scène sur le guembri de son père, mââlem Rachid Hamzaoui. Fait rarissime voire inédit. Désormais leader du groupe 100 % féminin Bnat Timbuktu, Asmâa Hamzaoui chahute les conventions avec ses lunettes de soleil à paillettes, ses poses Instagram et son visage encore un peu poupin, très déterminée à gagner la reconnaissance de ses pairs et surtout, à jouer la musique qu’elle aime. Chose faite lorsque la mââlema présente publiquement des classiques du répertoire traditionnel, comme « Ouled Bambara » et des titres extraits de son premier album intitulé Ana Gnaouia – je suis une gnaoua – en 2017 : elle devient la première femme à jouer du guembri sur la scène Moulay Hassan du festival d’Essaouira, marquant durablement les esprits avec une performance à rebours de tous les usages.
De nombreux artistes sont tombés amoureux de la musique gnaoua, de la puissance mystique de ses rythmes ancestraux et du pouvoir du guembri. Nombreux sont aussi ceux qui ont effectué le voyage pour aller à la rencontre des instruments et de la culture gnaoua.
Jazz et Guembri
Musiques cousines et métisses, le gnaoua et le jazz se sont toujours parfaitement mariés à l’aune de leurs racines communes. Leurs sonorités respectives ont muté d’une rive à l’autre de l’Atlantique mais leur vocabulaire trouve un espace commun dans la transe.
Randy Weston
De disque en disque, le pianiste de jazz afro-américain Randy Weston s’est livré à de nombreuses explorations musicales du continent africain, s’amourachant sans distinction des blues de l’ouest, du highlife ghanéen ou des frénésies sud-africaines. Il pose pour la première fois ses pieds au Maroc en 1967. Cet épisode, premier d’une longue série, donnera vie à un premier album enregistré sur cassette en 1992 à Marrakech, puis Spirit ! The Power of Music en 1999. Deux pièces denses et magistrales réalisées avec The Gnawa Master Musicians of Morrocco, un All-Star gnaoua dans lequel on retrouve entre autres les guembris des mââlems Guinea père et fils, Ahmed Boussou, Ali El Mansoum et le tangérois Abdellah El Gourd.
Marcus Miller
Marcus Miller lui, aime à dire que si l’esclavage a effacé les noms des gens et des villes natales, il n’a pas réussi à anéantir les rythmes : l’histoire existe toujours dans la musique. Ainsi le bassiste se lançait-il en 2015 avec l’album Afrodeezia (Blue Note) sur les traces des esclaves et des communautés noires au fil du temps en revisitant les musiques et les rythmes qui jalonnent ces routes chaotiques, le conduisant au Brésil, au Mali, dans les Caraïbes… et au Maroc. A Essaouira, il rencontre le maître Bakbou et son jeu des plus percussifs avant de créer l’événement lorsqu’en 2016, Marcus Miller troque sa basse pour un guembri des plus grooves aux côtés d’Hamid El Kasri sur la scène du festival Mawazine à Rabat.
Le Guembri et l’électronique
Les musiques expérimentales ont elles aussi été tenté, à l’image d’un John Zorn ou d’un Luc Ferrari distordant les basses d’un guembri électronique au cours d’exercices d’improvisation dont il fit un album en 2010. Mais là où l’instrument trouve sa plus belle forme 2.0, c’est peut-être dans les musiques électroniques.
Bonobo
Elévation qu’à aussi cherché Simon Green, alias Bonobo, dans le disque Migration, plus précisément sur l’élégant « Bambro Koyo Ganda », titre enregistré avec le groupe Innov Gnawa, ambassadeurs gnaouas les plus hype de Brooklyn. A tel point d’ailleurs, que le morceau était nominé aux Grammy Awards 2018 dans la catégorie « meilleur enregistrement dance » face à LCD Soundsystem et Gorillaz.
Mais le plus beau, c’est quand la mutation s’opère à domicile.
Ammar 808
En voulant rendre hommage à la TR-808 de Roland et aux fondations de la techno, le producteur tunisien Sofyann Ben Youssef aka Ammar 808 puise au cœur des musiques nord-africaines pour les catapulter dans un récit rétro-futuriste où les basses et les beats grondent, utopiques et offensifs. Pour ce faire, il réunit autour de lui le marocain Mehdi Nassouli dont il distord les lignes de guembri entre autres flûte gasba et cornemuse zorna saturées, et les voix Cheb Hassen Tej (Tunisie) et de Sofiane Saïdi (Algérie) pour une transe panarabique de haut-vol à retrouver dans ce Maghreb United (Glitterbeat Records).