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Chaque semaine Qwest TV revisite un album devenu grand classique. Sorti en janvier 1965, A Love Supreme de John Coltrane est l'un des albums les plus puissants que le jazz ait connu.

L’amour avant tout.

Dans le jazz, la focalisation sur la virtuosité est telle qu’il est facile de négliger l’ingéniosité que les musiciens appliquent au langage, qui est parfois très subtil.  John Coltrane a opté pour la poésie de A Love Supreme pour le titre de son chef-d’œuvre de 1965 au lieu de la prose de A Supreme Love, et l’effet n’est pas sans conséquence. En mettant l’amour au premier plan, il pointe le but premier de cette œuvre, qui le définit davantage que les autres entrées de sa longue discographie. Amour de Dieu. Amour du prochain. Amour du monde. Amour de la terre. Amour de la vie plutôt que de soi.

Toutes ces notions ne sont pas simplement sous-entendues par la musique, elles sont également expliquées dans un long poème, une sorte de mise à nu sérieuse de l’âme, que le saxophoniste a écrit comme un manifeste non officiel pour accompagner la musique. Il ne s’agit pas d’une note d’explication, mais bien d’un témoignage profondément émouvant du désir sincère de Coltrane de faire beaucoup plus que de composer pour composer. Ce faisant, il souscrit à la notion de transcendance qui abolit tout obstacle à la communication la plus complète. «  Les mots, les sons, les paroles, les hommes, la mémoire, les pensées, les peurs et les émotions – tous liés, tous faits d’un seul et même ensemble… vagues de pensée, vagues de chaleur, toutes vibrations, tous les chemins mènent à Dieu. »

Résurrection coltranienne.

N’oublions pas que Coltrane sortait à peine du gouffre. Quoique l’un des saxophonistes les plus doués à avoir émergé au milieu des années 50, il s’était fait renvoyer de l’un des groupes les plus prestigieux que l’on puisse imaginer – celui de Miles Davis, au sein duquel il avait amplement contribué à Kind Of Blue – parce que sa toxicomanie était devenue hors de contrôle. Il se débarrassa de son addiction et connut un réveil spirituel, qui parut donner un nouveau sens à sa vie et de la crédibilité à la prémisse conceptuelle de A Love Supreme. Le quartet du saxophoniste – le batteur Elvin Jones, le contrebassiste Jimmy Garrison et le pianiste McCoy Tyner – avait fait ses débuts sur l’album prometteur de 1962 Coltrane, et s’était distingué comme un marqueur clé du jazz moderne lors d’autres sessions telles que Ballads, With Johnny Hartman et Crescent ; mais il a atteint ici des sommets, en terme de cohésion d’ensemble, d’excellence technique et d’expression artistique. L’alchimie des incontournables albums lives, At The Village Vanguard et Birdland, fut plus incisive et plus concentrée dans A Love Supreme. Chaque musicien, chaque personnalité et chaque instrument se fond à un ensemble « tout en un », comme le dit lui-même Coltrane dans le poème.

 

Une suite en quatre actes.

Il n’est pas anodin que A Love Supreme soit une suite en quatre parties plutôt qu’un ensemble de plusieurs compositions déconnectées : les thèmes de l’unité, du son universel et de l’humanité unifiée soulignent de manière décisive la motivation émotionnelle et le sens de l’effort, sinon de devoir. Le prélude à chaque piste est en quelque sorte un prologue parlé à chaque acte d’une pièce.

Le crash de la cymbale de Jones qui ouvre, « Part 1 Acknowledgment », est presque semblable à l’éclat d’un gong à l’entrée d’un temple, sa résonance est magnifiquement capturée par le mix finement ciselé de Rudy Van Gelder, avant que le ténor de Coltrane n’entre, jouant une phrase bien enroulée qui perce l’air comme un rayon de lumière.

L’hosanna, la chanson de louange, l’hymne incarné par tout l’album sont ainsi définis. Ensuite, l’ouverture de Garrison dans Part 2 Resolution, avec ses accords proto-flamenco discrets , a également une poussée émotionnelle-sonique décisive, même si elle ne dure que 20 secondes. Sont impliqués à la fois une danse sensuelle et un combat dans l’ombre, ou peut-être un corps, un corps avec ses propres démons intérieurs. Le cri torride, fervent et presque désespéré du saxophone de Coltrane est une réplique parfaitement appropriée de l’introduction, dans la mesure où il fait valoir que toute âme qui souhaite atteindre un véritable état de grâce doit supporter les circonstances les plus extrêmes. Musicalement, il y a beaucoup de swing dans « Résolution ». Thématiquement, cela parle de notre détermination.

Le solo de batterie de Jones au début de la deuxième partie, « Pursuance » est un prélude plus long et plus dense, qui ne dépasse pas 90 secondes, et l’ante est ensuite augmentée. Musicalement, il y a encore plus de swing dans « Pursuance ». Sur le plan thématique, il s’agit d’un appel audacieux à des objectifs plus ambitieux que nous devons poursuivre.

Stylistiquement, les trois premières parties de la suite contiennent surement l’un des meilleurs jeu en petite formation de toute l’histoire du jazz, et pas seulement pour la virtuosité des musiciens et la richesse de la matière. Leur capacité à s’appuyer sur les vocabulaires du post-bop, du jazz modal et de l’avant-garde pour équilibrer des figures harmoniques florissantes, emphatiques et répétées comme des mantras et pour relâcher des structures à ciel ouvert, est formidable ; de même que la manière dont la performance transmet autant de la conviction et de l’agitation, sinon de la violence, de la tradition gospel, et des sermons des pasteurs afro-américains, dont Coltrane avait connaissance, de par son grand-père William Blair, qui était révérend.

De façon assez inévitable, la suite se termine par « Part 4. Psalm », où Coltrane joue apparemment une transcription du poème susmentionné. En tout état de cause, ce langage spécifiquement biblique convient parfaitement à l’atmosphère de dévotion évoquée de manière frappante par le discours brumeux du quartet, où la sérénité va et vient/entre et sort de/ dans l’intensité. Les tom-toms d’Elvin Jones déchaînent des vagues successives sur lesquelles la basse, le piano et le saxophone se balancent. Les timbales dans la coda transforment tout en eau, en chaleur et en poussière.

 


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L’œuvre d’un esprit unique

Les solos de Coltrane sont brillants tout au long de A Love Supreme  : avec sa gamme de phrasés allant de la plus longue et la plus élaborée à la plus concise et la plus conciliante, auxquels ne correspond que la richesse de ses timbres, qui sont enroués et rugueux, délicats et aérés ; mais la mesure de sa suprême musicalité vient à un moment tellement enraciné dans la psyché de ceux qui ont pris la musique dans leurs cœurs qu’il est facile de l’ignorer.

Lors du climax de « Acknowledgement », il chante les mots « A Love Supreme » à la ligne de basse tendue et répétitive de Jimmy Garrison. Seulement quatre notes qui sont devenues une phrase connue intimement par plusieurs générations d’auditeurs – qu’ils puissent ou non jouer une gamme sur un saxophone ou un clavier. La voix est l’instrument, tout comme l’instrument était la voix. Le saxophoniste le plus doué au monde a choisi de ne pas souffler pour servir la musique. Le saxophoniste ténor et protégé de Coltrane, Archie Shepp, apparaît sur la prise alternative du morceau, et ses motifs renforcent la poussée polyrythmique. Mais il y a quelque chose d’absolument irremplaçable et magique dans la voix de Coltrane qui conclut la version du morceau qui a été sélectionnée pour la parution du disque. Entendre le maître musicien entonner les paroles qu’il a écrites l’humanise davantage. Il descend du cénacle où la musique l’a installé. À tous égards, il ne fait plus qu’un avec nous.

La manière dont Coltrane a peaufiné et affiné le concept de A Love Supreme reste floue, mais en tout état de cause, cet album incarne l’expression de ses énergies artistiques et humaines les plus illimitées. A Love Supreme fut le point de départ de légions d’autres albums dans les années qui suivirent son enregistrement. Selon sa deuxième femme, la pianiste Alice Coltrane, John s’était enfermé dans la chambre d’amis de leurs domicile de Long Island, à New York, pendant des jours entiers,  avant de sortir pour annoncer que la suite en quatre parties était prête. Pour terminer l’album, il avait besoin d’une concentration et d’une détermination sans failles. Avant que le psaume ait été trouvé, la tâche avait été reconnue, résolue et poursuivie.

Environ 500 000 exemplaires de A Love Supreme s’étaient déjà vendus en 1970, trois ans seulement après le décès de Coltrane.

L’envergure de A Love Supreme a tout simplement grandi par la suite. Sa combinaison d’autorité et d’attention portée aux détails a naturellement touché les auditeurs au-delà des limites de ce qui était commercialisé sous le nom de jazz. Pour les musiciens à la pointe du rock et de la musique psychédélique, comme The Grateful Dead, Santana, The Byrds, Al Kooper ou Mike Bloomfield – connu pour son travail avec Bob Dylan parmi d’autres – le son de A Love Supreme résonna avec leurs propres idées d’évocation d’un autre monde ou d’accomplissement humain en musique. Il était difficile de résister à la grandeur symbolique du travail.

Ainsi l’album reste un incontournable bien au-delà du monde du jazz. A Love Supreme incarne l’excellence musicale et l’altruisme d’un individu exceptionnel aux idéaux clairvoyants dirigés vers ses prochains. Il constitue un article de foi qui ne nécessite pas de renouvellement. L’amour suprême remonte à celui qui l’a déclaré le premier.

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