Discret ou en solo, le berimbau traverse continents, pratiques et traditions, entre sacré et profane. De Miles Davis à Danyèl Waro, de l’arc à bouche de Simon Winsé à la musique concrète d’Hermeto Pascoal, le berimbau dérive parfois là où ne l’attend pas, entre expérimentation et revendication... Tour d’horizon.
Très populaire dans les musiques populaires brésiliennes, surtout connu pour être l’instrument emblématique de la capoeira dont il rythme la roda, le berimbau trouve ses racines en Afrique et a suivi, comme bon nombre d’instruments migrateurs, les routes de l’esclavage. Mbela chez les Pygmées Aka, umuduri au Burundi, malunga chez les Siddis, xitende au Mozambique, bobre à La Réunion, jejylava à Madagascar ou villâdivâdyam de près de trois mètres dans le Kerala, le berimbau n’est pas l’instrument d’un seul peuple et mute sensiblement au gré de ses géographies. Arc musical dont la corde végétale, animale ou métallique est frappée à l’aide d’une baguette en bois, le cordophone – qui daterait de la Préhistoire – produit des vibrations envoûtantes au fort pouvoir d’évocation amplifiées à la bouche ou par une calebasse.
Le berimbau en terre conquise au Brésil
Naná Vasconcelos
Disparu en 2016, le percussionniste brésilien Naná Vasconcelos, star internationale du berimbau, du jazz et des rythmes nordestins – huit Grammy Awards, propulsa son instrument fétiche dans le monde entier aux côtés de musiciens de renom tels que Caetano Veloso, Trilok Gurtu, Arto Lindsay, Art Blakey… passant avec un naturel saisissant des Talking Heads à Pina Bausch ou au cinéma de Jim Jarmusch. Surnommé “The Jungle Man” par la presse américaine, Naná Vasconcelos fut surtout l’un des pionniers de l’ouverture du jazz au monde et un expérimentateur passionné, à l’image de ce qu’il a pu faire avec Don Cherry, au sein du trio Codona ou avec l’Organic Music Theater. Improvisateur né et figure majeure de la musique contemporaine brésilienne, Naná Vasconcelos développa plus qu’une technique au berimbau, une poétique, virtuosité rythmique et mélodique dont atteste Africadeus, premier disque signé de son nom paru en 1975 à Paris chez Saravah, dont le morceau d’ouverture n’est autre qu’un époustouflant solo de berimbau de près de vingt minutes !
Caetano Veloso (Brésil)
Connu dans le monde entier pour son falsetto angélique, sa langueur bossa et ses prises de position anti-dictatoriales (en 1964 comme en 2018), Caetano Veloso – avec Gilberto Gil et Gal Costa notamment – est à l’origine d’un grand bouleversement culturel au Brésil : le tropicalisme, mêlant rock’n roll, psychédélisme, folklores locaux et musique d’avant-garde, mouvement culturel mais aussi politique en ce qu’il dérange puisqu’il rejette la culture académique, dominante, associée au colonialisme. Emprisonné en 1968 pour “activités anti-gouvernementales” puis condamné à l’exil, Caetano Veloso revient au Brésil en 1972 avec Transa, un disque enregistré à Londres dans lequel le chanteur garde le cap sur ce qui lui valut ces déconvenues. Dans “Triste Bahia”, le berimbau participe à sa célébration des rythmes nordestins et plus largement de la culture afro-brésilienne de Bahia, souvent désignée comme la “région la plus noire” du Brésil où la capoeira trouve notamment ses racines.
Hermeto Pascoal (Brésil)
Le berimbau s’est souvent trouvé au cœur d’expérimentations sonores, de Fred Frith à Don Cherry. Chez le sorcier nature d’Arapiraca, “le meilleur musicien du monde” selon Miles Davis, la technique classique du berimbau est tout à fait déconstruite pour toucher à la musique concrète car ce qui le passionne, c’est la nature même de la matière sonore. Si Hermeto Pascoal vient plutôt du forro, flûtes, bouilloires, tuyaux, jouets, bandonéon, bruits de bouche, saxophone, sifflements, boucles, collages, bains d’eau ou animaux composent désormais la galaxie musicale surréaliste du musicien qui, souvent comparé à un Sun Ra tropical, donnera de nouvelles directions au jazz brésilien avec des disques fondamentaux comme A Música Livre (1973) dont est extrait ce formidable “Gaio Da Roseira”.
Lire : Hermeto Pascoal, l’homme-musique (portrait) sur Qwest TV
Voir : L’allumé tropical (documentaire) sur Qwest TV
Soulfly
A mille lieux des attentes, le berimbau fait aussi son apparition dans le répertoire furieux de Soulfly, l’ensemble du brésilien Max Cavalera, ex-Sepultura originaire de Belo Horizonte devenu une star internationale pour son trash métal rugissant et conscient, dans lequel se glissent régulièrement sitar, berimbau et rythmes propres aux peuples d’Amazonie. Très spirituel, Max Cavalera s’est clairement positionné contre l’esclavage et les crimes coloniaux dans l’ensemble de son œuvre, dans des albums comme Primitive (2000), Enslaved (2011) et Savages (2013) par exemple. Ici sur “Tribe”, paru en 1998, Max Cavalera introduit au berimbau un hommage à Zumbi, le premier esclave à s’être rebellé contre les autorités coloniales, toujours célébré comme un symbole de résistance au Brésil.
Quelques déclinaisons africaines
Simon Winsé (Burkina Faso)
Si Simon Winsé maîtrise parfaitement la kora, la flûte peuhle et le kundé, il excelle particulièrement à l’arc à bouche, “lolo” en samo, ancêtre du berimbau dont le son est aujourd’hui en voie de disparition en pays San. “Les jeunes n’en jouent plus car ils passent pour des villageois : ils ont honte, c’est dommage. Si je joue de l’arc à bouche pendant les bal-poussières dans les villages je vais me retrouver tout seul ! Les jeunes préfèrent jouer des boîtes à rythme sur leurs téléphones !” explique le musicien, originaire de Lankoué, bourgade de terre rouge au nord-ouest du Burkina Faso, où l’arc à bouche est traditionnellement joué parmi les cultivateurs pour accompagner les danses, la lutte yambo, les contes et les chants de travail lors de la saison des récoltes. Ardent défenseur du patrimoine culturel samo, Simon Winsé veille à réhabiliter l’arc à bouche en le mêlant à des sonorités jazz, blues, rock et au violon-rourouga de Clément Janinet dans son premier disque, l’excellent Dangada (2018), dont le titre s’inspire du rythme clé de l’arc à bouche, “la joie”.
Danyel Waro (La Réunion)
Descendant du jejylava malgache et unique instrument mélodique du maloya, blues ternaire hérité des anciens esclaves de La Réunion, le bobre ou bob’ se mêle aux pulses incandescentes des percussions traditionnelles tels que le kayamb, le roulèr, le pikèr, le sati pour accompagner le fonnkèr des chants et des complaintes. A l’instar de ses aînés comme Etienne Bobre ou Lo Rwa Kaf, Danyèl Waro utilise les ondes hypnotiques du bobre pour son maloya militant, de Gafourn en 1987, première cassette dont la jaquette est ornée d’un bobre qui semble revendiquer l’africanité de La Réunion, à Monmon (2018). Luthier plus qu’à ses heures, Danyèl Waro fabrique d’ailleurs lui-même ses instruments, dont le bob, dans son atelier sur les hauts du Tampon. Le bobre traverse cependant registres et générations comme en attestent les expérimentations électro-maloya de Jako Maron qui, le temps d’un disque baptisé Zamalgame, formait en 2004 le trio trip-hop créole Force Indigène avec les poètes réunionnais Babou B’Jalah et Franky Lauret… et le bobre du fils Waro ici et là !
Lire : Danyel Waro : « la liberté se cultive » (interview) sur Qwest TV
Voir : Danyel Waro – Live at festival Au fil des voix 2011 (concert) sur Qwest TV
Le berimbau dans le jazz
Miles Davis (Etats-Unis)
Le berimbau chez Miles Davis donne à découvrir un autre excellent percussionniste brésilien : Airto Moreira, recruté par le trompettiste à la fin des années 60 pour les sessions d’anthologie des futurs Bitches Brew et Live/Evil. A leur sortie, ces disques comptent moins de dix titres mais tant d’heures d’enregistrement en stock que paraîtront Big Fun en 1974 puis The Complete Bitches Brew Sessions en 1998 dans une version super-augmentée. Parmi ces chutes de studio ( !) se trouvent notamment “Trevere” ou “Lonely Fire”, des titres où le berimbau d’Airto Moreira soutient discrètement la révolution jazz électrique et les fusions exotico-électroniques de Miles Davis, se mêlant aux cordes de sitar, tamboura ou guitare, et au groove d’un groupe all-star – Wayne Shorter, Sonny Fortune, Herbie Hancock, Chick Corea, Benny Maupin ou Joe Zawinul. Anecdote : on entend aussi Hermeto Pascoal, sorcier et musicien prodigieux sur les chœurs évanescents de “Nem Um Talvez” (Life/Evil). La connexion ? Parce qu’ils jouaient ensemble au Brésil, Pascoal a présenté Moreira à Joe Zawinul qui l’a ensuite présenté à Miles Davis. Et plus tard, on retrouvera Airto Moreira au berimbau chez Weather Report… Un tout petit monde !
Archie Shepp (Etats-Unis)
Chez Archie Shepp, si le saxophone est politique, le berimbau l’est aussi ! Éminent architecte du free jazz, Archie Shepp manifeste depuis longtemps un grand intérêt pour les musiques africaines, avec The Magic of Ju-Ju en 1968 par exemple, véritable festival de percussions, ou lorsqu’il improvise de façon spectaculaire au sein d’un orchestre de Touaregs au Festival Panafricain d’Alger en 1969, auquel étaient aussi convié.e.s les Black Panthers, Miriam Makeba, Maya Angelou ou Nina Simone. Comme l’écrivent François et Yves Billard en 1986 dans Histoires du saxophone, croissante allait “la fascination de Shepp pour le Black Power qui disait par l’action politique ce que lui même voulait signifier avec son saxophone”. Alors quand éclate, en 1971, un soulèvement de prisonniers dans la prison d’Attica suite à l’assassinat d’un militant Black Panthers, Archie Shepp enregistre l’année suivante Attica Blues puis The Cry of My People, œuvres enragées à la croisée du free jazz, du blues, du gospel et de la soul dans laquelle le saxophoniste donne libre cours à sa révolte, revendiquant l’histoire et la culture de la communauté noire-américaine avec, dans cet African Drum Suite Part 2 notamment, percussions et berimbau pour traits d’union intercontinentaux.
Voir : Archie Shepp, Gnawa Fire Music (concert) sur Qwest TV
Passage à l’électronique !
Zombie Zombie (France)
Ici le berimbau s’offre aux distorsions électro-psychédéliques du duo français Zombie Zombie dans Rituels d’un nouveau monde (2012, Versatile Records), un disque percussif qui navigue entre le jazz cosmique de Sun Ra dont ils reprennent “Rocket #9”, krautrock planant et BO de films d’épouvante type John Carpenter. Le saxophoniste Etienne Jaumet et Néman (le batteur d’Herman Düne), enthousiasmés par une tournée en Argentine et au Brésil, s’ouvrent donc ici à de nouveaux horizons musicaux et intègrent cuica, pandeiro et berimbau à la bande-son de leur univers crépusculaire. Joué par Francisco Lopez dit Flóp, le berimbau passe du brut au beat … et c’est très bon !
Une seule question : où sont les femmes ?