2018 est son année. Après la sortie de la mixtape Where We Come From, Makaya McCraven sort Universal Beings, album-épopée de 21 titres aux nombreux invités en vogue : Brandee Younger, Shabaka Hutchings, Jeff Parker, Nubya Garcia.

Depuis 2015 et In the Moment, Makaya écrit les chapitres de sa mythologie personnelle. A commencer par l’auto-attribution d’un surnom en accord avec ses frappes chirurgicales : The Beat Scientist. Amen. L’époque n’aurait pu se trouver meilleur rejeton de ses derniers grands mouvements musicaux. Batteur de jazz ébahi devant la précision des machines sur les rythmes drum’n’bass, Makaya a grandi avec le hip hop élevé par un père musicien de jazz. Les grandes lignes de forces qui innervent sa musique ont alors suffisamment eu le temps d’être digérées pour devenir des évidences. Ainsi Makaya est-il devenu le Makaya à la patte si reconnaissable. Ce mélange de latence diffuse et d’énergie concise, explosive.

L’intérêt porté à Makaya McCraven le place comme épiphénomène d’une perception nouvelle du jazz. Éprouvée depuis plusieurs années par les œuvres de Robert Glasper, ou Madlib et Flying Lotus avant lui ; puis confirmée par l’escalade retentissante de Kamasi Washington, l’idée que le jazz n’est pas ringard et destiné aux vieux éclate enfin à la face du monde comme une vérité intangible. Makaya en est la dernière incarnation la plus crédible. Question d’époque et d’envies longtemps cultivées. Le batteur chicagoan a traversé une décennie habité par une double déception : celle de ne pas oser revendiquer haut et fort son amour du jazz comme celle de ne pas se reconnaître dans son environnement de cœur. « Je n’ai pas envie de jouer systématiquement dans une salle où l’entrée est à 40 euros avec deux consommations minimum supplémentaires et manquer des gens qui auraient vraiment souhaité venir – parce que ma musique les avait touché – parce qu’ils n’avaient pas les moyens ou qu’ils ne se sentent pas les bienvenues. J’aimerais toucher un spectre plus large de gens. »

Batterie cool

Ragaillardi par les intuitions de Madlib et le bon goût de producteurs hip hop qui firent du jazz une bibliothèque infinie pour samples, le jeune Makaya a lentement dessiné la coupe de sa future parure. Tissée main, authentique et solide. Réutilisés, les vieux matériaux n’ont plus cette apparence défraîchie que les amoureux fuient. Car Makaya McCraven se défend de faire du neuf. «  Produire de la nouveauté est ce dont il a toujours été question. Donc, je suis en fait traditionnel ! ». Comme les figures de proue de la nouvelle scène  jazz anglaise qu’il a mis au centre de sa précédente sortie, au début de l’été, le chicagoan ajoute de nouvelles formes aux fondations. Comme dans la conception hip-hop du temps sur une atmosphère spiritual jazz qui habite les six titres, enregistrés avec la harpiste Brandee Younger, qui ouvrent Universal Beings. Il n’en fallait pas plus pour que débarque un public rajeuni : « C’était en gestation depuis un certain temps et maintenant c’est assez fort pour être identifié ! » Ingénieur du rythme, Makaya a pris sa claque comme les autres quand l’électronique et la drum’n’bass ont fait surface.

« La batterie a fait du chemin ! L’histoire de la musique électronique produite a tout changé. L’idée de mixer le hip-hop est et le jazz n’est pas nouvelle. Mais la musique elle-même a évolué. Les batteries électroniques ont imité les musiciens live. Puis, après un certain temps, ce sont les batteurs qui ont voulu copier les machines, avec le drum’n’bass et la virtuosité de la batterie faite par ordinateur, par la musique samplée, par les beats. Toutes ces informations ont nourri les jeunes batteurs. Quelle virtuosité il faudrait pour qu’un batteur puisse accomplir ce que fait cet ordinateur ! On veut être capable de faire pareil ! ». Ce à quoi il est parvenu, lui comme ses confrères Yussef Dayes ou Nate Smith, chez qui le temps a aussi fait son œuvre : «  Cela fait parti de notre langage, maintenant. Certains choisissent de creuser cette voie, parce qu’ils sont attirés. C’était une progression inévitable. »

Musique live versus Abletone

Quand il n’est pas lancé dans ses compositions collectives spontanées sur scène, le batteur dissèque ces mêmes lives sur le logiciel Abletone, dont on imagine qu’il est devenu un grand technicien avec les années. La liberté qu’il laisse sur scène, Makaya l’enlève après coup, en une queue de poisson faite à l’imperfection qu’il avait laissé le doubler. « Si tu veux toucher des gens avec ta musique, il faut la simplifier – mettre de l’eau dans son vin. Mais cela marche jusqu’à un certain point – si tu veux jouer pour les gens, alors il faut faire de la musique qui secoue un peu les choses, qui pose des questions. L’innovation est une force motrice ! » Sans verser dans une simplification excessive, le batteur fait toutefois passer à la trappe ce qui n’est pas significatif dans l’enregistrement ; et il s’en justifie en prônant une utilisation intelligente des supports existants.

Aux concerts, l’incertitude du moment et le plaisir d’une musique en train de se faire qui laisse leur place aux aspérités. Aux albums, le plus fort de l’expérience remanié et amélioré : « venez au concert ! A mon sens, ce serait appauvrissant de simplement transposer l’improvisation telle quelle, sur le disque. Cette improvisation s’est faite à un moment et doit rester pour ce moment. C’est en l’utilisant comme une source de matière première et de brainstorming que je peux en tirer une interprétation nouvelle, que les gens pourront écouter encore et encore. Je peux photographier un moment précis et le travailler. Mais même sur le disque, tout n’a pas besoin d’être méticuleux  ». A Makaya la liberté de jouer avec les deux moments, de piocher dans ses multiples enregistrements et d’en faire des œuvres toujours nouvelles, avec la possibilité de tout entrecroiser. Le batteur s’est forgé un concept à appliquer sans fin et sans que le résultat n’en devienne forcément trop répétitif.

« Quand je travaille sur les morceaux, je ne les partage à personne »

Accoutumé aux travaux de groupes le jazz n’est pas le lieu des singularités omniscientes. Historiquement, on y trouve, bien sûr, des leaders légendaires, dictateurs ou démocrates, mais Makaya navigue, à ce titre, dans les façons de faire largement répandues dans le milieu hip hop. Son initiative, son nom, sa vision. Fait-il écouter les morceaux aux musiciens concernés après les avoir complètement remaniés ? « Quand je travaille dessus, je ne les partage à personne ! Pas même à mon éditeur ! (rires) Je fais ça seul, sur mon ordinateur portable, quand j’ai un moment. Et ce partout où je vais en tournée ! Et je n’envoie les morceaux aux musiciens que juste avant la parution des albums ! ».

Sur Universal Beings, les musiciens en question ne sont rien de moins que le guitariste Jeff Parker (Chicago) ; le saxophoniste et tête de pont de la scène anglaise Shabaka Hutchings, sa consœur saxophoniste au son puissant, Nubya Garcia (Londres également) ; le pianiste anglais et membre de Christine and The Queens, Ashley Henry ; la violoncelliste et membre de l’AACM Tomeika Reid (Chicago, donc) et Junius Paul (Chicago), fidèle bassiste de Makaya, que l’on retrouve, comme Tomeika Reid, dans la nouvelle mouture de l’historique Art Ensemble Of Chicago. Un line up qu’il ne faudra pas espérer retrouver intégralement sur scène.

C’est que Makaya choisit finement les musiciens qui l’accompagneront dans ses compositions spontanées. Des gens qui sont généralement très occupés. Il lui les faut échevelés, inventifs et suffisamment virtuoses. De ceux capables de monter sur scène sans trembler alors que rien n’a été prévu pour ces jam sessions sans standards qui finissent invariablement marquées du sceau du batteur. Il n’empêche que même les meilleurs sont vulnérables : « Il y a souvent un moment de gêne quand nous sommes tous sur scène, que je n’ai donné aucune indication et que personne ne sait qui va commencer. Alors, tout d’un coup, je vais dire “prêt, feu, partez” ou compter “1,2,3” ou “5, 6, 7, 8”.  Et là, tout le monde doit s’écouter. Parfois, un musicien commence très doucement jusqu’à se glisser complètement dans l’ensemble – mais avec ce moment de tension génial dans le silence. J’adore ça ! Et j’aime jouer quand le public a de fortes attentes – je veux voir les gens pleurer, danser, rire…  ». Et sur le disque, la post-prod n’y change rien, la musique de Makaya McCraven bouillonne de vie.

Chicago, l’originale

Depuis un demi-siècle l’AACM prouve sa foi en au moins deux principes fondamentaux : l’originalité et le collectif. International Anthem, duquel Makaya McCraven rayonne, en a fait ses piliers. Cela en passe par des soirées au nom du label – ce qui se résume aussi à une simple opération marketing – et des échanges de collaborations fructueuses entre les musiciens qui en construisent le catalogue – Makaya, le premier, a appliqué ce principe de la rencontre comme la source même de ses projets. En à peine cinq ans d’existence, International Anthem cumule déjà assez de sorties intéressantes pour que la presse crie au renouveau du jazz à Chicago depuis la formation de l’AACM, qui n’a jamais cessé de rayonner. Jeff Parker, Ben LaMar Gay, Jaimie Branch et le groupe Irreversible Entanglement font la richesse créative de ce catalogue, naviguant avec un sens de la liberté passionnant entre les étiquettes et ce que l’on peut attendre des aventures musicales dans un contexte jazz et musiques affiliées. Ces artistes déroutent par l’inattendu et des superpositions de couches que les plus curieux se plaisent à gratter.

 


Makaya McCraven, Universal Beings (International Anthem)

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