Le saxophoniste camerounais Manu Dibango, qui fête ses 85 ans, fut un artisan essentiel du décloisonnement des musiques africaines, notamment grâce au succès international de « Soul Makossa », en 1972. Il raconte ici un parcours entre jazz, rumba, funk et reggae, qui croise la route de Sidney Bechet, Quincy Jones, Herbie Hancock, Bob Marley et Mohamed Ali, ainsi que celles du général de Gaulle, de l'empereur Bokassa et du panafricanisme. Un entretien au long cours, à le dimension d'une histoire débutée en 1933 du pied du mont Cameroun.

Pouvez-vous nous parler de votre enfance à Douala, dans les années 1930, en compagnie de vos parents protestants ?

Protestants, de deux ethnies différentes. C’est important, chez nous, les ethnies. Jusqu’à présent, les problèmes sont toujours ethniques. C’est vrai dans le monde entier, mais ça l’est encore plus en Afrique.

Quelles sont les ethnies de vos parents ?

L’un est Douala, l’autre Yabassi et quarante kilomètres les séparent. Quarante kilomètres, chez nous, c’est un monde [rires]. Il peut y avoir des ethnies chaque dix ou vingt kilomètres, et chacune parle son dialecte. C’est terrible, la mosaïque que l’on a en Afrique en général, et notamment en Afrique Centrale. Mais la religion les a réunis.

Les mariages inter-ethniques étaient mal vus à l’époque ?

Ça dépend des ethnies. Entre certaines ethnies, c’est très difficile, même jusqu’à présent.

Mais entre eux, c’était comment ?

Mon père a parcouru les quarante kilomètres en pirogue sur le fleuve. Le premier village où il s’est arrêté, à Douala, est celui de ma mère. Il y en a qui continuent, et d’autres qui s’arrêtent. Lui, il s’est arrêté [rires]. Et du coup, je suis arrivé. Je suis arrivé la même année que lorsque Hitler a pris le pouvoir, en 1933. Mon père était fonctionnaire dans les travaux publics, ma mère était couturière.

Ce sont des gens qui écoutaient de la musique ?

Au temple, beaucoup. La chorale, exactement comme aux Etats-Unis. Protestants, baptistes, ce sont les mêmes chansons. Nous en douala et eux en anglais, ce sont les mêmes mélodies. Quand tu viens de là et que tu écoutes du jazz, il t’est familier pour des raisons religieuses. Pas pour des raisons familiales ou coutumières, mais parce qu’il s’agit finalement d’harmonies occidentales à la manière de Bach ou Haendel. On les joue en Afrique, dans notre langue, et on a l’impression qu’elles nous appartiennent, parce qu’on les apprend en douala. Puis, quand tu arrives en France à 15 ans et que tu entends du jazz à la radio, dans une langue différente, cela te semble à la fois familier et éloigné. C’est un drôle de truc. Tout ce que chantait Armstrong m’était familier, le gospel notamment, alors que j’étais Camerounais dans un village français.

Dans le temple à Douala, il y avait un harmonium ?

Oui. Le grand-frère de mon père jouait de l’harmonium du temps des Allemands. Mon père est né pendant l’occupation, en 1908. Les Allemands sont repartis chez eux après la Première Guerre mondiale.

Ce sont les Allemands qui ont amené un harmonium ?

Dans les églises, oui. On n’était pas colonisés mais sous mandat allemand. Les Français sont venus chez nous en 1918. Mon père avait 10 ans quand ils sont arrivés. Mais je suis né dans un coin où on entendait l’allemand, où on t’insultait et on t’engueulait en allemand ! [rires] Le Cameroun n’est pas comme les autres pays qui ont été colonisés. Mais on a connu une guerre civile plus dure que les pays colonisés. Ça, c’est un autre problème. Donc, mon père jouait de l’harmonium et ma mère, de l’autre côté, chantait dans la chorale qu’elle dirigeait de temps en temps. Je suis né dans un milieu très « Alléluia » [rires].

Vos contacts avec la musique se résumaient à l’église ? Les radios étaient des radios militaires ?

Quand je suis né, il n’y avait pas trop de radios. D’ailleurs, c’est un cousin de mon père qui a monté la première radio au Cameroun, il était technicien.

Il y avait de la musique sur cette radio ?

Oui, enfin… c’était très militaire, au départ.

Vous dites que la seule chanson que vous avez appris à l’école, c’est « La Marseillaise »…

On apprenait le répertoire français à l’école. Dans tout “l’empire français”, les instituteurs avaient fait les mêmes études et on avait tous les mêmes bouquins éducatifs qui s’appelaient Mamadou et Bineta. Je connaissais les Sénégalais pour ce que j’avais lu dans les livres, et eux nous connaissaient pour les mêmes raisons.

Donc votre enfance était studieuse : l’école, le temple…

Oui, beaucoup d’école.

Vous étiez un gamin sérieux ?

Peut-être pas [rires]. J’étais très turbulent. Etant fils unique du côté de ma mère, j’ai eu une bonne enfance. J’ai été bien élevé. A la dure, comme tout bon protestant.

Ça veut dire quoi ? Les coups de règle ?

Oui, c’est très rigoureux. Quand ton père rentre à 18 h, tu dois être à la maison. Et quand tes copains catholiques jouent, tu ne peux pas jouer avec eux.

Aviez-vous un contact, à cette époque, avec les musiques traditionnelles ?

C’était courant ! Le petit frère de mon père jouait de la guitare. Il jouait de la musique traditionnelle et mon père n’aimait pas ça.

Pourquoi ?

Parce que c’était la musique du diable. L’éducation protestante, c’est terrible. Mon père ne s’entendait pas avec son frangin parce qu’il ne jouait pas les musiques sacrées. Ils étaient croyants, ces gens… Le petit frère, lui, s’en foutait. Il était en ville, il jouait des musiques traditionnelles. Moi, j’avais les deux. Les coutumes et les cérémonies étaient traditionnelles mais, le dimanche, c’était l’église.

Vous aviez déjà un intérêt pour la musique ou elle faisait juste partie de votre quotidien ?

On naît musicien. Certains le deviennent mais je crois qu’on naît musicien. J’ai toujours aimé la musique, plus que le football, plus que les jeux d’enfants… Quand j’écoutais de la musique, c’était mon truc ! La carrière, le métier, c’est autre chose. J’étais musicien dans l’âme et c’est ce qui m’intéressait. D’ailleurs, à l’église, le meilleur moment, c’est quand le maître montait à l’harmonium, mettait ses lunettes et posait la partition. Pour quelqu’un comme moi qui aimait la musique, le son, c’était quelque chose.

Vous touchiez parfois à l’harmonium ? Vous aviez le droit d’en jouer ?

Ah non, on n’avait pas le droit. Il y en avait un à la maison de mon oncle, mais on n’avait pas le droit d’y toucher non plus – c’est pour ça qu’on le touchait [rires]. Ce qui est sûr, c’est que la musique m’intéressait. Je voyais des gens exprimer leur art sur différents instruments, des guitares parfois… A l’école, nos instituteurs jouaient plutôt du violon. Il y avait des quatuors à cordes, chez nous. Les Allemands avaient laissé ce genre de trucs…

Vous jouiez du violon à l’école ?

Ah non, moi, je ne jouais pas. Mais nos maîtres accompagnaient la chorale avec des violons. J’étais amoureux de ça, évidemment. A telle enseigne que, quand je suis venu en France, je voulais jouer du violon. Mais j’avais déjà 15 ans, c’était trop tard.

A 15 ans, vos parents vous mettent sur un bateau, le Hoggar, direction Marseille. Pour que vous passiez votre Bac en France ?

Oui, j’ai fait toutes mes études en France.

Pourquoi ?

Parce que, après la guerre, il y a eu des conventions pour envoyer des petits Africains ici – on était colonisés, on était Français de fait, on n’était pas encore des immigrés. A condition que nos parents aient les moyens de payer le voyage.

Donc, un certain monsieur Chevallier vous accueille à Marseille et vous conduit chez lui, dans la Sarthe ?

Oui, monsieur Chevallier, un instituteur. Je me suis retrouvé seul dans mon village, à Saint-Calais. Et je m’emmerdais.

Ça doit faire bizarre de passer de Douala à Saint-Calais !

Forcément, c’est un autre monde ! Je n’étais pas seul dans ce cas. Tous les enfants africains qu’on avait envoyés en France avaient la même sensation que moi. Et on ne rentrait jamais chez nous : il n’y avait pas d’avions et Marseille-Douala, en bateau, ça se faisait en vingt-et-un jours. Donc, il y avait des colonies de vacances. C’est là qu’on a commencé à se connaître, nous les Africains. L’idée de la francophonie, l’idée-même de l’Afrique, est née comme ça, en France beaucoup plus qu’en Afrique. En Afrique, tu es Camerounais, tu es Sénégalais… Vous ne vous connaissez-pas, vous ne vous voyez pas. Mais ici, oui.

Vous avez offert trois kilos de café à monsieur Chevallier en arrivant. Pourquoi ?

Quand on venait d’Afrique, on amenait un cadeau. Et comme le café était rare dans le coin, amener trois kilos de café était un luxe. J’étais en pension et, le week-end, je retrouvais ma famille d’accueil.

Il y avait des disques ? De la musique ?

Non, non. La France profonde ! Il y avait la radio dans le salon mais, de toute façon, je n’avais pas le droit d’y toucher. Donc, c’était Tino Rossi, Edith Piaf… des gens comme ça.

Il y avait du Armstrong ou du Dizzy Gillespie à la radio ?

Dizzy Gillespie, non. Armstrong, oui. Il chantait « C’est si bon »…

Et Sidney Bechet, il passait à la radio ?

Bechet est venu après. Il est devenu une idole, il a fini sa carrière à Paris, il remplissait l’Olympia. La première fois que l’on a cassé l’Olympia, c’est lui, avant Gilbert Bécaud.

Vous avez fait vos études en France, à Chartres et à Reims. C’était comment ?

Les immigrés de l’époque étaient les Portugais, les Italiens ou les Polonais comme [le footballeur] Raymond Kopa… Alors que nous, Africains, étions des citoyens de l’Union française. On n’avait donc pas de problème pour se déplacer, on allait partout. Il ne faut pas oublier, non plus, que nous ne prenions la place de personne. Nous étions venus pour étudier et pour rentrer après.

Votre contact avec le jazz s’est formalisé comment ?

Par la radio et le lycée où certains camarades aimaient cette musique, qui m’était familière, sans l’être exactement – grâce à l’église et au gospel, le blues n’étant venu que plus tard. Les Noirs que l’on voyait ici étaient soit des boxeurs – Sugar Ray Robinson – soit des jazzmen. On ne voyait pas encore de musiciens africains ici, sauf peut-être dans quelques spectacles de danse au théâtre de Chaillot. Et il y avait aussi le Bal Nègre, avec de la musique antillaise. Mais il y n’avait pas du tout de musiques africaines, puisqu’il n’y avait pas de travailleurs africains, et pas d’artistes. Il n’y avait que nous et nos quelques souvenirs folkloriques, rien du tout. Donc, on a fini par descendre dans les caves à Paris, où on voyait les Armstrong et les Count Basie auxquels on s’identifiait. Ils étaient les seuls et ils étaient au sommet.

En 1951, vous aviez 18 ans quand vous avez rencontré Francis Bebey, Camerounais aussi et futur grand musicien.

Oui, dans une colonie de vacances.

C’est avec lui que vous avez commencé à jouer ?

On était dans la colonie et il jouait bien de la guitare. Alors, tous ceux qui aimaient la musique étaient autour de lui. Francis m’a beaucoup appris, notamment les douze mesures du blues. Il était en avance par rapport à nous. L’univers de Duke Ellington lui était familier. Il m’a initié à tout ça. Ça a vraiment été mon premier contact avec l’harmonie dans le jazz. Et quand tu as Duke Ellington comme modèle, c’est pas mal, surtout à l’époque [rires].

Votre instrument n’est pas tout de suite le saxophone ?

Non, c’est d’abord la mandoline, parce que c’était moins cher et qu’on pouvait la trimballer facilement dans la colonie. Et puis, le piano. Le saxophone est venu par accident. Est-ce prédestiné ? Je ne sais pas. Evidemment, je n’avais pas d’argent pour en acheter un. Le saxophone est venu à moi, finalement, beaucoup plus que je ne suis allé le chercher.

Un copain de colonie vous en a prêté un. Vous ne lui avez jamais rendu ?

C’est ça. Il est devenu un grand monsieur, décédé depuis : Moyébé Ndédi. Je l’ai revu deux fois dans ma vie et je ne lui ai jamais remboursé son saxo. Il était en mauvais état. Je voulais surtout m’en débarrasser et en avoir un meilleur.

Qu’est-ce qui vous fascinait tellement dans le saxophone ?

L’instrument est sexy, tout simplement. Je le préférais à la clarinette. Même si je n’en avais pas joué, je l’aurais quand même aimé.

 

Le premier disque que vous avez acheté, c’est « Morning Glory » de Duke Ellington ?

Oui, c’est ça. C’était le seul disque du magasin [rires].

C’était où ?

A Château-Thierry. Il y avait un magasin de disques et tous mes copains avaient des petits tourne-disques, des Teppaz. Dans la bande, mes potes adoraient le jazz. Ils allaient acheter du Sidney Bechet… Moi aussi, je voulais acheter un disque de jazz pour faire comme les autres. Mais quand je suis arrivé au magasin, il n’en restait qu’un, un 78 tours de « Morning Glory », que je ne connaissais pas. Aujourd’hui, je joue cette musique avec un orchestre symphonique, pour que la boucle soit bouclée.

Vous avez cité plusieurs fois Sidney Bechet. Quel rôle a-t-il joué ?

On allait à Saint-Germain-des-Prés où Bechet jouait avec Claude Luter, dans une boîte dont le nom m’échappe.

Le Vieux Colombier ?

Le Vieux Colombier, voilà. Il y avait le théâtre en haut et il y avait la cave pour le jazz. L’été, Bechet allait aussi à Juan-les-Pins. Il était vraiment une immense vedette, dont les Français aimaient la sonorité – très lyrique, avec un rubato unique. S’il y a un jazzman populaire en France, c’est quand même Bechet. Beaucoup plus que les autres. Les autres n’habitaient pas ici, mais lui, oui… Au théâtre Maurice-Chevalier, les dimanches, il y a avait une émission en public de Radio Luxembourg qui s’appelait Jazz Variétés. On habitait à Château-Thierry, alors mes copains et moi faisions du stop pour venir écouter les orchestres qui jouaient là, des artistes comme Don Byas, tous les gars qui passaient à Paris… Il n’y avait pas encore d’images, peu de revues, mais il y avait cette émission du dimanche sur Radio Luxembourg.

C’était en public et c’était gratuit ?

Oui, on faisait la queue tous les dimanches… C’était de 11h à 12h et on était toujours là. La guerre d’Algérie débutait, beaucoup de copains français y sont morts. On sortait de l’enfance pour entrer dans le monde des adultes. C’était aussi l’époque de l’hiver 1954, de l’abbé Pierre et de la misère en France.

Vous vous souvenez de l’hiver 1954 ?

Oui, on était à Reims. La déclaration de l’abbé Pierre, avec sa cape, je m’en rappelle très bien. Il y avait une télévision dans le bistrot où on allait. C’est là qu’on a vu la misère. Quand tu sors de l’enfance, tu ne vis pas avec le monde extérieur, tu ne sais pas ce qu’est la politique. Tes yeux se réveillent au moment où on expédie des gens faire la guerre en Algérie. Puis, ça a été crescendo.

Sidney Bechet vous a accompagné toute votre vie. Vous lui avez consacré un album…

Oui, Bechet mais aussi Armstrong, les deux plus populaires en France. Il y avait aussi Duke Ellington et Count Basie, mais ils n’habitaient pas ici. Ils venaient, donnaient leurs concerts, puis repartaient. Et puis, les Français adoraient la musique de la Nouvelle-Orléans…

Vous aussi ?

Moi, j’aime toutes les musiques.

Vos parents vous ont donc envoyé en France pour suivre des études et vous êtes devenu musicien…

Oui, il y a toujours un canard boiteux dans les familles [rires].

Qu’est-ce qu’ils en ont pensé ?

Ils se sacrifient pour moi et qu’est-ce que je fais ? Le musicien. Le métier-même de musicien n’existait pas en Afrique à cette époque-là. Mon père était fonctionnaire, il espérait au moins que je sois aussi fonctionnaire, avec une vie réglée. Alors que moi, je passais mes nuits dans les boîtes… Pour eux, les boites c’était la fumée, les mauvaises fréquentations, les filles, la marginalité. J’étais un saltimbanque. J’avais raté ma vie. J’étais la honte de la famille.


Regardez Manu Dibango – Live at Jazzopen 1995 sur Qwest TV


 

A ce point ?

Ah oui, j’étais un renégat. En plus, j’avais épousé une blanche. Quand tu partais du pays, tu jurais, dans les cérémonies, de ne pas ramener une étrangère. Il n’y a pas qu’ici, hein ! [rires]

Et donc, vos parents vous ont coupé les vivres ?

Evidemment ! Alors, je suis parti à Bruxelles, pour gagner ma vie avec la musique.

En jouant dans les bals…

Je jouais dans des boîtes, dans des cabarets, tout ça… La vie d’un musicien normal, quoi.

Quand « Emmanuel » est-il devenu « Manu » ? Quand le surnom a-t-il remplacé le prénom ?

En 1957. Je ne sais pas dans quelle circonstance, d’ailleurs. Il y avait un un catalogue qui s’appelait Manufrance, qu’on possédait tous en Afrique, où on achetait tous les trucs : les machines, les vélos, les fusils… tout ça. Et l’idée est venue de là : Manu-France.

Dans les orchestres, vous jouiez quelles musiques ?

De la variété. La musique que tout le monde jouait. Je n’avais même pas encore l’idée de faire ma propre musique.

Vous voulez dire que ce n’était pas du jazz ?

Non, pas spécialement. Mais il y avait des séquences jazz. Quand tu joues dans un cabaret, tu as le tango, le boléro, le paso doble, la chanson française, et donc une séquence jazz. Il y avait des fascicules, des bouquins appelés les « combos », que nous donnaient les Américains et où étaient répertoriés tous les standards que l’on devait jouer.

Il fallait savoir tout faire ?

Oui, quand tu es musicien, tu accompagnes des ballets, tu accompagnes des chanteurs, des chanteuses… C’est comme ça. Et puis, petit à petit, tu deviens chef d’orchestre, si tu dois le devenir.

Et vous l’êtes devenu.

Voilà !

A Bruxelles.

Oui, c’est d’ailleurs là que j’ai vu Quincy Jones pour la première fois.

A quelle occasion ?

En fait non, je l’avais vu avant, à Paris. Il était troisième trompette chez Lionel Hampton, dans cette fameuse section avec Art Farmer, Clifford Brown… On connaissait ces musiciens via la lecture de Jazz Magazine, Jazz Hot… Nicole, la femme d’Eddy Barclay, avait recruté Quincy Jones pour travailler avec le label, et il s’est installé à Paris, où il a acquis une culture beaucoup plus européenne que les autres. C’est ce qui lui a permis de faire des musiques de films, alors que c’était très difficile pour un Noir aux Etats-Unis à cette époque. Puis, je l’ai revu dans un théâtre de Bruxelles où il tournait en big band avec la comédie musicale Free and easy.

Bruxelles a marqué un grand tournant dans votre vie.

J’ai connu pas mal de musiciens belges.

Vous y avez surtout rencontré Coco !

Oui, c’est là que j’ai rencontré ma femme. C’était aux Anges Noirs, en haut de la ville. Sur scène il y avait les Jacques Pelzer, Sadi Lallemand, Toots Thielemans… Il existe un film sur Toots Thielemans où j’apparais avec ma femme. C’était en 1959 ou 1960. Un hasard. Nous étions allés le voir en concert et, à l’entracte, nous nous sommes levés alors que la caméra tournait. J’étais jeune, j’avais des cheveux… Tout ça pour dire que j’étais amateur de jazz, profondément. J’allais voir Art Blakey, j’ai même joué avec lui.

Au sujet de la rencontre avec Coco, était-ce compliqué de former un couple mixte ?

On s’est connus en 1957 et il n’y avait pas de problèmes. Les problèmes ont commencé avec les guerres, les indépendances, au Congo par exemple. Même en France, ça se passait bien – le pays où il y a le plus de mariages mixtes, c’est quand même la France.

Vous avez parlé des Anges Noirs. Vous en étiez le chef de l’orchestre ?

Oui, la boîte de Fonseca, dont le père était de Casamance et la maman du Cap-Vert.

Nous sommes alors en 1960, en pleine table ronde de Bruxelles qui doit décider de l’avenir du Congo belge…

Mon destin s’est décidé là.

En marge des négociations, les futurs dirigeants congolais – Patrice Lumumba, Joseph Kasa-Vubu, Albert Kalongi, Mobutu Sese Seko qui était encore journaliste – passaient leurs soirées aux Anges Noirs…

Mobutu travaillait déjà pour la C.I.A. mais on ne le savait pas encore. Et comme toujours avec les Congolais, les affaires politiques se réglaient dans les bars [rires].

Aviez-vous conscience d’être au cœur de cette histoire ?

Je ne pouvais pas savoir. A Bruxelles, des étudiants noirs venaient du monde entier : des Noirs américains pour les raisons que l’on sait, d’Haïti, d’autres des colonies françaises ou hollandaises, etc. Je vivais simplement au milieu de cette diaspora et je faisais mon travail.

Aux Anges Noirs, vous rencontrez alors le chef d’orchestre congolais Joseph Kabasélé, dit le Grand Kalle… Que faisait-il là ?

Il était venu avec Lumumba, parce que les politiciens congolais se déplacent souvent avec les orchestres qu’ils aiment – ça a été le cas pour Tabu Ley Rochereau et Franco notamment. Kabasélé était une étoile, une grosse vedette de l’époque. Il faut imaginer qu’en 1960, au Congo, il avait une immense villa et roulait en Cadillac. Partout ailleurs, en Afrique, un orchestre professionnel, ça n’existait pas. Musicien, ce n’était pas un métier, sauf au Congo.

Kabasélé était le chef de l’African Jazz, dont le saxophoniste est tombé malade…

C’est ça. Ce sont souvent les remplacements qui font des trucs. Là, le mec n’est pas venu, un mec de Tanzanie, d’ailleurs. C’était le seul non-Congolais qui était dans l’orchestre : Isaac.

Donc, vous êtes recruté dans l’African Jazz ?

Je suis recruté pour participer à des séances devenues historiques parce que c’est la première fois que des Africains ont pu enregistrer en Europe avec les techniques du moment – en Afrique, tout se passait encore à la radio parce qu’il n’y avait pas vraiment de studios. Surtout, tout ce qu’on a enregistré a marché terriblement. Pour plusieurs raisons. Les Congolais étaient environ 15 millions et ils parlaient tous la même langue – c’était donc une force économique. Chez nous, avec nos dialectes, tu pouvais être populaire à Douala et ne pas l’être à Yaoundé. Ensuite, au Congo, les Belges ont fait des conneries mais ils ont aussi fait un truc terrible, une station de radio très puissante, qui diffusait jusqu’à 3 h du matin, et sur laquelle toute l’Afrique Centrale se branchait… La musique congolaise est donc devenue populaire partout. Jouer avec des Congolais permettait d’être connu dans toute l’Afrique. C’est ce qui m’est arrivé.

Kabasélé a enregistré « Independance Cha Cha » à Bruxelles. Vous étiez déjà avec lui ?

Oui, mais je ne joue pas dessus. Ce morceau était tellement fort, et il arrivé tellement au bon moment, qu’il est resté l’hymne des indépendances africaines jusqu’à aujourd’hui. Il se trouve aussi que c’était super bien ficelé, avec la guitare de Nico… Kabasélé est rentré au Congo où ses titres ont eu un énorme succès, bien entendu. Quand il est revenu faire la deuxième série d’enregistrements, j’ai joué sur pas mal de morceaux, de plusieurs instruments dont du piano – il n’y avait pas de piano dans la musique congolaise de l’époque. Le succès a été encore plus grand. Si bien que Kabasélé m’a demandé de partir chez lui, au Congo – c’était en août 1961. Je devais rester un mois, pendant les vacances du cabaret, et j’y suis resté deux ans. C’est là que je suis entré vraiment dans la musique que les Africains consommaient et dansaient.

Et que vous ne connaissiez pas, paradoxalement.

Non, et c’est bien de jouer avec les musiciens qui, chez eux, font danser les gens. Quand j’ai fait un disque de reggae, je suis allé en Jamaïque. Tu peux toujours faire du reggae à Paris, mais quand tu le fais à Kingston, c’est mieux.

Donc, au moment des indépendances, les orchestres avaient une fonction politique ?

Tout à fait. Lumumba était le préféré des artistes, parce qu’il est le premier révolutionnaire et parce qu’il avait emmené un orchestre africain à Bruxelles au moment où le destin du Congo se décidait. Recruter un orchestre en même temps que de discuter du destin d’un pays, c’est rare. Ils sont rentrés au pays avec des instruments qui ne se trouvaient pas en Afrique, et ils sont revenus avec moi, Manu. Les disques ont eu tellement un succès, c’était formidable. Des choses que tu ne peux pas voir deux fois. Je suis arrivé là-bas, ils n’avaient jamais vu un Noir jouant du piano et faisant danser les gens, tout en étant marié avec une blonde [rires]. Tout le monde voulait acheter ma femme [rires]. Et je n’étais pas un fonctionnaire de l’ONU, mais un musicien. Donc, les gens bâtissaient plein de mystères autour de moi.

Vous débarquez alors à Léopoldville, qui n’est pas encore rebaptisée Kinshasa.

Oui c’était encore Léopoldville. Et puis bon, à un moment donné, je m’emmerdais parce que la musique de danse, j’en avais fait le tour. Quand tu sors de Duke Ellington ou Count Basie et que tu ne joues plus que de la musique de danse, somme toute éphémère, tu t’enquiquines. T’as envie d’avancer. Donc, j’ai ouvert un club. J’ai eu la chance de tomber sur un banquier que j’avais connu à Bruxelles et qui a mis son énorme villa à ma disposition, avec un piano à queue. Un truc surréaliste compte tenu de l’époque ! J’ai ouvert ce truc qui s’appelait le Tam Tam, où venaient tous les expatriés, dont pas mal de pilotes qui bombardaient le Katanga dans la journée et venaient au club le soir.

 

 

Il y avait quoi comme musique au Tam Tam ?

Il y avait une atmosphère plus jazzy que jazz. Mais d’un certain niveau. C’était une musique que les occidentaux pouvaient consommer plus facilement que la rumba. J’avais formé mes musiciens à cet effet. Les premiers disques que j’ai enregistrés au Congo, c’est en 1962…

« Twist à Léo » ?

Entre autres.

Le twist était important à l’époque ?

Oui et le seul twist noir, c’était moi. Les musiciens africains ne faisant que de la rumba, je me suis dit : pourquoi pas du twist… à Léopoldville. Et ça a marché terrible ! J’étais comme un journaliste, je saisissais l’air du temps.

Le twist était tout neuf. Vous aviez déjà la volonté d’insuffler une modernité ?

On était même en avance sur l’époque. Bien sûr, je suis Africain, mais ma priorité n’était pas là. Ma priorité, c’est la musique.

Vous avez ouvert un second Tam Tam à Douala ?

Mon père m’avait convaincu de rentrer au pays. Mais j’ai eu des galères terribles avec ça.

Parce que c’était la guerre civile ?

Oui, la guerre civile et le couvre-feu. J’ai vécu un chemin de croix.

Le Tam Tam à Douala ne marchant pas, vous rentrez en France ?

Ça ne marche pas parce que c’est trop tôt. Ce n’est pas la priorité, il y a la guerre… Et puis, je ne suis pas un homme d’affaires, ça m’emmerdait à la fin. Donc, je suis revenu en France, et je suis tombé sur les Dick Rivers et compagnie. Une autre carrière, quoi.

Donc là, vous jouez avec Dick Rivers, Nino Ferrer… les yéyés.

Oui je suis resté longtemps chez Nino. Quatre ans quand même.

Et ça vous plaisait ça, vous qui étiez fan d’Armstrong et Sidney Bechet ?

Nino était un bon musicien.

Certes, mais les musiques avaient des structures assez simples.

On gagnait mieux sa vie là qu’en allant faire du jazz à Saint-Germain ! Tu peux jouer le solo de ta vie, mais bon… Faut être réaliste, à un moment donné.

Vous y preniez du plaisir ou c’était juste un boulot ?

D’abord, c’était un boulot. Surtout avec Dick. Nino, quand même, était un musicien qui aimait le jazz, jouait bien et avait de belles mélodies.

Mike Brant, c’était du boulot ou du plaisir ?

Mike Brant, c’était du plaisir parce que c’était un vrai chanteur. La bonne variété, c’est bien et ça te permet de gagner ta vie. Aux Etats-Unis, Wynton Marsalis gagne de l’argent avec le jazz mais son frère Branford a beaucoup travaillé pour la télévision. Sans les cachets des festivals, c’est compliqué. Je suis quand même resté deux ans aux Etats-Unis, et j’ai compris.

 

En avançant dans l’histoire, en 1969, on tombe sur Saxy Party, votre premier album, sur lequel vous reprenez « Je veux être noir » de Nino Ferrer…

C’était fait exprès, bien sûr, pour ceux qui comprennent le deuxième degré. Moi aussi, je veux être noir… mais le Noir du Mississippi ! [rires] J’ai eu l’occasion de faire cet album avec des bons musiciens. Au même moment, pendant deux ans et demi, je participais à l’émission de télévision Pulsations, parrainée par Claude Nougaro. On avait un big band et on recevait tout le monde. En 1968, on était dans nos studios pendant que les mecs jetaient des pavés. Je n’ai pas vu beaucoup de pavés mais j’ai beaucoup enregistré.

Quand on retourne la pochette de cet album, où vous signez plusieurs compositions, on voit que vous définissez certains morceaux comme des « afro-jerks ». Vous aviez envie d’associer la musique africaine et la musique américaine ?

Oui. Instinctivement.

C’était vraiment instinctif ou c’était conceptualisé ?

J’ai toujours entendu la musique comme ça. Il ne s’agit pas de tout dénaturer mais je suis le produit de mélanges, dès le départ. Le mélange ne me dérange pas, si ce n’est pas du collage.

Quelle est la différence entre mélange et collage ?

Il ne s’agit pas de faire du jazz et de le coller sur un truc afro. Il s’agit que ce soit fondu et que ça devienne naturel. C’est ça, la différence.

Quand cet album sort, vous avez 40 ans. Et là, vous enregistrez un disque pour la Coupe d’Afrique des Nations, en 1972 au Cameroun…

Ils avaient lancé un appel d’offre que j’ai gagné. A l’époque, j’avais fait un disque qui plaisait énormément au Cameroun – j’étais numéro 1. Je faisais l’unanimité, si bien que le ministre m’a donné le marché. On m’a donc donné de l’argent pour enregistrer un disque, un 45-tours. Ce qui comptait c’était la face A. J’étais payé pour ça, pour écrire un hymne pour l’équipe nationale de football. Mais on a perdu le match.

Un à zéro contre le Congo. Et sur ce disque, il y avait une face B.

Oui, il y avait un morceau sur la face B et j’avais remarqué que les gens l’aimaient bien. Il se trouve que nous étions à l’époque du « Black is beautiful », du retour aux racines, et des Noirs américains venaient à Paris pour chercher des musiques africaines, que les maisons de disques leur fournissaient. Tout le monde connait la suite de l’histoire. Hasard ou prédestination ? Toujours est-il que c’est comme cela qu’ils voyaient l’Afrique.

 

 

Cette face B, c’est donc « Soul Makossa ». Tout comme vous mélangiez l’Afrique et le jerk avec vos « afro-jerks », vous mêliez cette fois la soul américaine au makossa, une musique camerounaise.

Pour moi, c’était naturel de jouer comme ça. La particularité, c’est aussi que j’ai eu l’idée de doubler la basse. Il y a une double ligne de basse et on a doublé la batterie également, parce qu’on n’arrivait pas à enregistrer le contre-temps comme je voulais. En plus de ça, le batteur était gaucher et ça a créé un décalage – ce n’est pas une machine. Ce sont tous ces éléments qui constituent cette rythmique magique.

La légende dit que le DJ David Mancuso a acheté « Soul Makossa » chez un disquaire de New York, avant de le jouer dans son club, le Loft, et que le morceau est devenu un tube grâce à ça… Vous confirmez ?

Non ! Une station de radio américaine a diffusé ce disque – j’ignore comment il est arrivé là – et c’est devenu un succès. Ça a déclenché une bagarre entre Motown et Atlantic qui voulaient sortir l’album. Le choix s’est finalement porté sur Atlantic qui avait Ray Charles et Aretha Franklin à son catalogue, soit une sensibilité plus proche de la mienne que celle des musiques de Motown qui étaient beaucoup plus sophistiquées.

L’album s’est hissé à la 35e place du Billboard et vous avez tourné aux Etats-Unis, dont dix jours à l’Apollo de Harlem. C’était comment ?

Magique. Il y avait les Temptations, Edwin Starr… Ils voulaient tous voir jouer un orchestre africain, parce que c’était une première à l’Apollo. Les deux premiers jours, les Tempations nous faisaient la tête. Ils étaient les vedettes du moment, avec « Papa Was A Rollin’ Stone », mais les gens ne venaient pas pour eux… Ils voulaient surtout voir l’orchestre africain [rires]. Les spectateurs arrivaient avec des maracas, des tambourins, il faisaient la rythmique dans la salle… Dès les premières mesures de « Soul Makossa », ça les rendait fous. C’est tombé sur ma tête, voilà. C’est la vie !

Ça a changé votre vie.

Évidemment. Mais ce n’est pas un long fleuve tranquille quand même. Parce que c’est lourd, il faut apprendre à gérer ça. Quand tu arrives, tu ne connais rien au milieu, c’est casse-gueule.

Fin 1982, vous recevez une carte de vœux d’une amie qui travaille à l’ONU, à New York. Dans sa lettre, elle vous félicite pour votre collaboration avec Michael Jackson… mais vous n’étiez pas au courant !

[rires] C’est une autre histoire, qui commence dix ans après. Un autre monde… le monde des avocats.

« Soul Makossa » a été utilisé par Michael Jackson pour composer « Wanna Be Startin’ Somethin’ » sur l’album Thriller. Quincy Jones, dans une interview récente, a dit que Michael Jackson savait qu’il n’avait pas le droit de le faire, mais qu’il s’en fichait.

Lui-même s’est fait avoir par Jackson. Je ne suis pas seul dans le cas. Je dis toujours : grand artiste, grands problèmes. En même temps, je le remercie parce qu’il a fait vivre ce morceau.

D’autant que vous avez attaqué Michael Jackson et que vous avez gagné.

Disons que je n’ai pas perdu. Il y a eu un arrangement.

Vous avez gagné 2 millions de francs à l’époque ?

J’ai gagné pas mal.

C’est pas 2 millions de francs ?

Non… tu ne le sauras pas [rires]. Disons que c’est une autre étape, dans la carrière d’un artiste, que d’avoir un morceau devenu un standard. Il y a des milliers de standards, mais des standards qui durent plus de quarante ans… Encore à présent, les jeunes reprennent ce truc-là. Michael Jackson lui a donné un nouvel éclairage. Quelqu’un d’autre l’aurait repris à l’époque, peut-être que ça n’aurait pas eu le même impact. Et puis, il y a le boulot de Quincy derrière…

Rihanna aussi a repris « Soul Makossa », en samplant « Wanna Be Startin’ Somethin’ » sur « Don’t Stop The Music ». Ça s’est aussi réglé à l’amiable ?

Il y a eu un arrangement [rires].

 

 

Comment vous êtes-vous retrouvé, au milieu des années 70, à diriger l’orchestre de la télévision d’Etat de Côte d’Ivoire ?

D’abord, tous mes meilleurs amis d’enfance – à l’école, au lycée – étaient Ivoiriens. J’ai connu Houphouët-Boigny [président de la Côte-d’Ivoire 1960 à 1993] quand il était encore ministre en France. Dans sa philosophie, il voulait être entouré des meilleurs africains, dans tous les domaines. Donc, au moment de l’indépendance de la Côte-d’Ivoire, au mois d’août 1960, il m’a fait venir – j’habitais aux Etats-Unis – pour donner deux concerts. De fil en aiguille, les Ivoiriens ont voulu monter un orchestre pour la radio télévision nationale et il ont fait appel à moi, un Camerounais, une chose inimaginable aujourd’hui – de même que tu ne verras pas un Ivoirien diriger un truc au Cameroun. Houphouët avait l’idée du panafricanisme. D’ailleurs, j’avais remplacé à ce poste un très bon musicien malien, Boncana Maïga. De mon côté aussi, j’appliquais les idées d’Houphouët et je recrutais les meilleurs africains : des Ivoiriens bien sûr mais aussi des Ghanéens, des Sénégalais, des Nigérians…

De la même manière qu’il existait des ambitions politiques panafricaines, vous vouliez créer une musique panafricaine ?

De préférence, oui. De toute façon, les artistes africains, comme Salif Keita ou Mory Kanté, avant de voyager en France, faisaient le tour du continent. Quand ils arrivaient chez moi, mon orchestre devait être capable de les accompagner.

 

« Paris était en pointe de la musique africaine, grâce à des gens comme Jean-François Bizot et Rémy Kolpa Kopoul. C’était une époque intéressante. »

Le panafricanisme a aussi guidé un autre épisode de votre carrière, le sacre impérial de Jean-Bedel Bokassa, en Centrafrique, en 1977. Que faisiez-vous là ?

Après de Gaulle, Houphouët était le deuxième père spirituel de Bokassa. Cherchant un orchestre pour animer son sacre, il a demandé conseil à Houphouët qui lui a donc envoyé celui de la télévision nationale. Voilà comment je me suis retrouvé là-dedans.

Etait-ce aussi fou qu’on l’imagine ? On a l’image de Bokassa habillé comme Napoléon Ier, le défilé dans le carrosse tiré par des chevaux qui meurent en cours de route… et vous qui jouez pour les 10 000 invités du banquet.

Dont beaucoup d’hommes politiques français. Attention, il y avait du diamant dans l’air ! La pluie tombait comme elle peut le faire en Afrique, une tempête comme sous les tropiques. Le carrosse était stationné devant le palais et, personne n’ayant fermé les fenêtres, il était rempli d’eau – les gens n’ont pas la culture du carrosse. Je connaissais déjà Bokassa. Quand j’avais ma boîte de nuit à Douala, il prenait un avion militaire, venait s’amuser chez nous et repartait vers 5h du matin. Il n’était encore que général.

Vous aviez quelles consignes ? Il fallait jouer quels genres de morceaux ?

Des musiques de danses, c’était un bal. En ouverture, il avait fallu jouer une rumba lente. La capitale Bangui est proche du Congo. Donc, c’est la rumba.

Tout le monde a été content du boulot de l’orchestre ?

Ils s’en foutaient complètement… [rires]. Moi ou quelqu’un d’autre, c’était pareil. Ils n’étaient pas là pour danser. Ils attendaient les diamants.

Ça reste un bon souvenir ?

C’est marrant, j’ai participé à un truc… Un Noir qui se prend pour Napoléon, qui force la main du Pape et des Français… Une anecdote quand même : à Yaoundé où je me trouvais avant le sacre, l’aéroport international était fermé l’après-midi. Or, l’avion transportant les ministres ivoiriens et l’orchestre devait me prendre en chemin, vers 15h30. Il a donc atterri malgré tout, alors que personne n’était au courant. Ça a chauffé, on a frôlé un incident diplomatique grave avec la présidence camerounaise, tandis que je tenais mon saxo et un petit sac sur le tarmac. C’est aussi l’époque à laquelle j’entrainais l’Orchestre de la Police au Cameroun. Le patron de la Police était un copain, si bien que je me suis retrouvé à diriger ces musiciens très organisés, qui savaient lire des partitions, et pour lesquels je devais fournir un répertoire et écrire des arrangements. J’en ai profité pour découvrir les rythmes du Cameroun et des particularités comme les guitares étouffées, sous les cordes desquelles on glisse des tissus pour qu’elles sonnent comme des balafons.

Les années 1970 se sont terminées en Jamaïque. Comment est né ce projet ?

Mon producteur était Chris Blackwell, le patron d’Island Records, le même que Bob Marley. Il venait souvent à Paris qui était en pointe de la musique africaine, grâce à des gens comme Jean-François Bizot et Rémy Kolpa Kopoul. C’était une époque intéressante. Auparavant, on n’entendait que la musique américaine, brésilienne, cubaine à la limite. Mais tout ce qui venait d’Afrique était folklorique, jusqu’à ce que « Soul Makossa » ouvre une brèche. Il y avait une dynamique à Paris. Les gens, après avoir longtemps eu l’impression de tourner en rond autour des musiques américaines, cherchaient un ailleurs. On était là, à ce moment-là.

Donc, Chris Blackwell vous a demandé de faire un album reggae à Kingston ?

C’est un peu ça. L’idée était d’y aller seul pour jouer avec Sly Dunbar, Robbie Shakespeare et toute la bande. Gainsbourg venait d’enregistrer ses albums reggae dans le même studio, il était rentré en France depuis deux mois. Et j’ai joué avec les mêmes musiciens que lui.

Avec Sly and Robbie à la rythmique…

Ils ont un savoir-faire… J’avais aussi les Brecker Brothers aux cuivres… C’est un bon album, hein ! En fait, j’en ai enregistré deux [Gone Clear sorti en 1979 et Ambassador en 1981].

Avec aussi Gwen Guthrie et Jocelyn Brown aux choeurs, des chanteuses qui ont fait des tubes énormes…

C’est ça. Des inconnues, quoi ! [rires] Quand tu écoutes le disque, tu entends que ça chante… Il y a un grain particulier. J’ai été heureux de faire ça. Je suis resté un mois, quand même, en Jamaïque. C’était une très bonne époque. Le mixage s’est passé à Londres.

Vous croisiez régulièrement Bob Marley à Kingston ?

Oui, j’allais le voir, malgré les escrocs religieux qui tournaient autour de lui. Les Jamaïcains ont horreur des Africains, ils ne se considèrent pas comme tels. Pour eux, l’empereur Haïlé Sélassié est un Dieu alors que, pour nous, c’est un assassin. Comme quoi, le bon Dieu et le Diable sont des copains [rires].

Vous parliez de quoi avec Marley ?

Il était curieux de connaître l’Afrique. Ils étaient d’ailleurs tous très contents d’avoir un Africain chez eux. J’ai été le premier, en fait, à enregistrer là-bas. Marley avait un beau studio dans sa très belle propriété. Il était gentil, calme, pas tellement bavard. Il était tout le temps fourré dans sa camionnette Volkswagen.

Auparavant, vous aviez aussi eu une expérience internationale avec la Fania All Stars.

C’était une drôle d’époque. Quand j’étais aux Etats-Unis avec « Soul Makossa », ils sont venus me voir à l’Apollo, alors que eux revendiquaient le Spanish Harlem. Le patron du label Fania, Jerry Masucci, est venu me voir et je suis parti en tournée pendant deux ans, en 1974-1975. Deux saisons avec Johnny Pacheco, Celia Cruz, Cheo Feliciano, Hector Lavoe… le all stars ! C’était jouissif parce que j’ai voyagé dans toute l’Amérique latine avec eux, et on s’est même retrouvés au festival Zaïre 74 qui précédait le combat du siècle, à Kinshasa [le combat de boxe entre Mohamed Ali et George Foreman en 1974]. On était dans le même hôtel que Mohamed Ali, qui était déjà venu me voir jouer à l’Apollo.

Avez-vous eu l’occasion de discuter avec lui ?

Oui, à Lagos et Kinshasa. Il faisait la promotion de son combat et on était dans le même hôtel. On parlait de tout et de rien. Il était en Afrique pour la première fois.

Pour lui, c’était important de se retrouver là ?

Pas que pour lui, pour Foreman aussi, et pour tous les musiciens de Zaïre 74 qui, quand ils descendaient de l’avion, embrassaient le sol africain. C’était émouvant de voyager avec eux. On avait embarqué dans un avion d’Air Zaïre qui était venu nous chercher à New York. Les Américains étaient tellement heureux de voir des pilotes africains dans un avion africain ! Ils découvraient que les Africains ne vivent pas forcément au milieu des éléphants et des singes.

Vous compreniez qu’ils puissent être émus en posant le pied en Afrique ?

Oui. C’est ce qu’ils appelaient le retour du bateau. Ce furent des moments intenses. Il y avait un atavisme, le même amour de la musique et du rythme, même si les environnements ont changé beaucoup de choses.

Le festival Zaïre 74, avec des gens comme James Brown, B.B. King ou Bill Withers, ça devait être quelque chose… Quand on voit le film, c’est extraordinaire. On sent que les artistes donnaient leur maximum.

Ils donnaient tout. Ils découvraient aussi les artistes africains – Tabu Ley Rochereau, Franco, Miriam Makeba… – qui étaient sur la même scène. J’ai eu la chance de voir ça.

Au milieu des années 1970, vous étiez vraiment la charnière entre…

… l’Europe, l’Afrique et les Etats-Unis.

… et donc entre l’Afrique et la salsa, l’Afrique et le funk, l’Afrique et le reggae…

Oui, c’est ça. C’était intense. Les années 1970 ont été une période terrible, dans le bon sens du terme.

Vous étiez souvent en déplacement. Paris est resté votre base ?

J’avais mon appartement. Toujours dans le 94, à Joinville. C’était le plan B, au cas où.

Au cas où quoi ?

[rires]. Je n’ai pas habité longtemps en Afrique. Quatre ans en Côte-d’Ivoire, un an et demi pour des voyages sporadiques au Cameroun…

C’est un regret ?

Non, une constatation. On est un peu des gens hybrides. De ma génération, il n’y en a plus beaucoup. On a connu la colonisation, on a connu les « indépendances », et j’insiste pour mettre des guillemets.

Pourquoi mettre des guillemets à « indépendances » ?

Qu’est-ce qui est indépendant ? Ce ne sont que des mots. Je ne fais pas de politique. Mais on n’est pas indépendants, bien sûr, ça n’a pas changé. L’esclavage est toujours là. On n’est pas dupes.

Vous n’avez jamais voulu faire de la politique ?

Non… ça ne m’intéressait pas. Je suis déjà bien occupé par la musique, j’ai cette chance.

Des gens ont fait de la politique ET de la musique, Fela pour ne citer que lui.

Oui, mais pour ce que ça lui a rapporté… Le peuple était avec lui ? Mais ce n’est pas le peuple qui vivait dans une cellule… C’est bien beau la politique mais, quand on te dit « le peuple est avec toi », ce n’est pas vrai. Je pars du principe que, dans chaque rivière, il y a un crocodile. Moi, je n’accepte pas de souffrir comme ça. Parce que le peuple, pour moi, il n’existe pas.

 

Avançons dans votre carrière. Il y a un album marquant, c’est Electric Africa, en 1985. Là aussi, il y a du beau monde : Bill Laswell, Herbie Hancock…

Oui… Il faut être au bon endroit au bon moment. C’est Jean Karakos – il est mort maintenant – qui a produit le disque sur son label Celluloid. Il ouvrait des portes. C’était très intéressant de travailler avec Bill Laswell qui était toujours prêt à tenter des expériences. D’ailleurs, j’ai longtemps cru que Laswell était noir. Quand je suis arrivé au studio, un après-midi, on m’a présenté des gens et… pas de Noir. J’ai demandé : « Où est Laswell ? » Il était devant moi [rires]. Inversement, quand je suis allé enregistrer les cordes dans un studio de New York, pour Atlantic, tous les musiciens de l’orchestre étaient noirs… Et tous les membres de la rythmique étaient blancs… Chez Atlantic ! [rires]. Les idées qu’on peut se faire, quand on n’est pas sur place… Ces trucs que j’ai enregistrés à New York, quand tu écoutes les cordes, ça swinguait terrible.

Aux claviers, il y avait Herbie Hancock, Bernie Worrell, Wally Badarou…

J’ai travaillé longtemps avec Badarou, dans les années 1970 et 1980. Il arrivait toujours des Bahamas où il travaillait dans le studio de Blackwell [au sein des Compass Point All Stars, à Nassau]. Très bon musicien. C’est dommage qu’il n’enregistre plus.

Electric Africa fait beaucoup penser au tube « Rockit » de Hancock…

Oui. J’ai joué avec Hancock par la suite. On a fait trois albums ensemble. Il est venu à Paris spécialement pour Electric Africa et on a participé à La 25e Heure, une émission de télévision. On avait joué « ‘Round About Midnight » avec Michel Portal, lui et moi. De temps en temps, je fais du jazz. Je ne suis pas un musicien de jazz mais je suis un amateur de jazz.

Vous auriez aimé en jouer plus ?

J’en ai joué mais bon, ça ne rapporte pas d’argent… Et puis j’ai autre chose, tout un continent derrière moi. Il y a beaucoup à puiser. Le jazz, c’est vrai que c’est une ouverture vers d’autres horizons. Mais des horizons, en Afrique aussi, il y en a plein. Donc, je ne peux pas être un musicien de jazz, je ne le veux pas, mais je suis un très bon amateur.

Qu’est-ce que vous préférez en jazz ?

Il y a plusieurs époques. L’époque de maintenant ne m’intéresse pas, parce qu’ils ont coupé les jambes. C’est devenu trop occidental, c’est dans la tête, autant aller à Pleyel. Le dernier qui m’a intéressé vient de mourir : Roy Hargrove. Lui, il swinguait vraiment… Voilà un mec pour qui j’allais au concert. Je ne vais plus aux concerts parce que, c’est personnel, la musique qu’ils développent ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse encore, c’est Maceo Parker, tu vois le genre de groove [rires].

C’est votre génération.

Oui mais je l’aime bien. Il nous est arrivé de jouer ensemble, ici ou en Afrique, en Angola ou en Afrique du Sud. Beaucoup de Noirs américains vont jouer en Afrique car il y a beaucoup de festivals, plus qu’on ne pense. Marcus Miller est tout le temps fourré là-bas.

Quelle est l’histoire de l’album Wakafrica ? Il y a un casting… Salif Keita, Ray Lema, Youssou N’Dour, Peter Gabriel, Geoffrey Oryema, King Sunny Ade, Angélique Kidjo, Papa Wemba, Touré Kunda, Bonga…

Yves Bigot, qui dirige aujourd’hui TV5 Monde, est un copain. A une époque, il était le patron de Fnac Music Production et, d’une chose à l’autre, l’idée nous est venue de faire une espèce de voyage à travers l’Afrique, musicalement parlant, en réunissant tous ces artistes. Je suis content d’avoir réussi ce pari. Entre temps, Youssou N’Dour est devenu ministre, Angélique Kidjo a acquis la dimension qui est la sienne aujourd’hui… Je les ai pratiquement tous eus au bon moment. C’est un disque j’aime beaucoup. L’idée était aussi que chacun joue des trucs des autres, pour exprimer la richesse d’une certaine Afrique.

L’idée était de produire panafricain ?

Oui, un all stars africain. Mais on avait déjà fait « Tam-Tam pour l’Ethiopie » [un disque caritatif pour lutter contre la famine en Ethiopie] où il y avait beaucoup de gens.

C’est vous qui l’aviez impulsé ?

Oui. Toujours au bon endroit au bon moment ! Wakafrica, pareil, c’est un album intemporel. Youssou, Salif, Angélique et Bonga chantent toujours aussi bien. Il y avait aussi Ray Phiri, un Sud-Africain, j’adorais ce ce mec – il est décédé maintenant. Je l’avais découvert grâce à Paul Simon. D’ailleurs Paul Simon m’avait piqué mon guitariste, Vincent Nguini. On avait fait une tournée aux Etats-Unis et puis… Mais tant mieux pour lui. Pour un musicien africain, intégrer le groupe de Paul Simon et y rester pendant si longtemps, c’était important.

Wakafrica a été difficile à mettre sur pied ou ça s’est fait assez naturellement ?

C’est jamais naturel… Il y a des gens qu’on aurait voulu avoir mais qui étaient trop occupés. Les autres venaient d’horizons différents, les enregistrements ne convenaient pas à certains. Ça n’a pas été facile. D’où l’importance de réunir tout ce monde sur un même disque.


Restons sur l’idée du panafricanisme. Vous avez aussi accompagné l’essor d’un nouveau cinéma africain en composant les musiques des films L’herbe Sauvage de l’Ivoirien Henri Duparc, Ceddo du Sénégalais Ousmane Sembène, La colère des Dieux du Burkinabé Idrissa Ouedraogo…

Et puis L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Le prix de la liberté de Jean-Pierre Dikongué Pipa… Quand on compose pour le cinéma, on se met au service des idées d’un réalisateur, des comédiens, des dialogues, de la technique. La meilleure musique de film, sauf dans des cas comme Shaft ou Un homme et une femme, c’est quand on l’entend sans l’écouter. Elle doit être là sans être omniprésente, en posant quelques touches de couleurs.

C’est un exercice qui vous plaît ?

Tu découvres ! Avec Ousmane Sembène, j’ai eu beaucoup de mal, parce que je ne connaissais pas profondément la musique d’Afrique de l’Ouest. J’ai dû prêter attention à des musiques traditionnelles sénégalaises qu’on n’écoute pas toujours.

Pourquoi a-t-il fait appel à vous et pas à un Sénégalais ?

C’est une bonne question. C’est comme ça que je vois l’Afrique. Ce n’est pas parce que tu es un Camerounais que tu dois forcément composer pour un film camerounais. Les gens nous ont mis dans la tête que si un film se déroule au Kenya, la musique doit être faite au Kenya. Mais les films dont on vient de parler, c’est l’Afrique dont je rêve. C’est ça, le panafricanisme.

Vous êtes cinéphile ?

Oui. Moins maintenant parce qu’il y a trop d’effets spéciaux, j’ai décroché, je ne vais plus au cinéma. Je suis un cinéphile des dialogues d’Audiard. Les films actuels ne me branchent pas généralement, comme beaucoup de sonorités actuelles.

Votre ami Isaac de Bankolé joue dans Black Panther. Vous avez vu le film ?
Ça oui ! Ce film est un événement, une révolution comme quand Shaft est sorti et qu’on voyait un policier noir, dans le Harlem de l’époque. Black Panther, c’est pareil. Les Noirs au cinéma ont trop souvent été enfermés dans sous-rôles réducteurs.

Pendant tout ce temps, vous êtes resté fidèle au village de votre enfance, Saint-Calais. Vous y avez même monté un festival dans les années 1990. C’était important ?

Oui, je voulais boucler la boucle. J’ai encore des copains là-bas avec qui j’étais à l’école. Avec le temps, il y en a de moins en moins mais il y en a quand même certains avec qui je partageais le dortoir. Quand tu as 15 ans et que tu arrives dans ce coin, les copains, ça marque.

Que pensez-vous des nouvelles musiques africaines ? Le continent semble en train de développer une économie puissante autour du secteur.

Toutes les majors sont branchées sur l’Afrique. Même Bolloré possède une dizaine de chaînes et il est en train d’ouvrir des Olympia sur le continent. Tout le monde croit que c’est le nouvel Eldorado. Pour eux, peut-être. Mais est-ce le nouvel Eldorado des Africains ? Je n’en sais rien. J’ai l’impression que le business n’est toujours pas aux mains des Africains.

Au Nigéria ou en Afrique du sud, il y a des scènes qui se prennent en main localement.

Il y a 190 millions d’habitants au Nigéria, quand même. Ce n’est pas une petite affaire. Ces deux pays sont les géants du continent. On y trouve des salles comme rarement dans les pays francophones, du matériel de top niveau et, malgré tout ce qui s’y passe, on vient quand même nous chercher à l’aéroport avec une grande limousine. Cette Afrique-là, on ne la montre pas. On ne nous montre que le Soweto des pauvres, là où les gens ont faim.

Il y a des musiques actuelles qui vous intéressent ? Le coupé-décalé, l’afro-rap, l’afro house… ?

J’adore la musique nigériane. Le père de Yemi Alade, la vedette du moment, était un copain, un jazzman terrible. On a joué longtemps ensemble. A Lagos, il y a ces rythmiques à base de highlife, j’adore ça ! Beaucoup plus que le coupé-décalé. J’aime bien les choses qui viennent et du Nigéria, du Ghana, d’Afrique du Sud… Il y a de sacrés musiciens, avec un fond de jazz, et une grande diversité de rythmes. Le Ghana a une culture… Ils avaient déjà des big bands dans les années 1950 ! Ils n’avaient rien à envier aux Etats-Unis.

Vous animiez une émission chaque dimanche sur la radio Africa n°1. Ça vous oblige à être au courant de ce qui sort ?

Je reçois tous les disques, je ne sais même pas où les mettre. Il y en a tellement, ça déboule ! D’autant que les Africains sortent encore des disques alors que les occidentaux ont opté pour le téléchargement. Les Africains sont attachés à la sensualité de l’objet.

Vous êtes un collectionneur de disques ?

Oui, mais les disques anciens. Je chine. Mais il y a de moins en moins de magasins de disques et c’est un malheur pour les gens comme nous.

Vous chinez où ?

L’été, quand les gens déballent des vieilleries dans les rues, ils ont toujours des disques. Dans le Quartier Latin, il y a encore deux bons magasins de musique. Surtout du jazz, avec des gens qui connaissent les disques. J’y vais toujours seul, parce que j’ai peur d’emmerder la personne qui est avec moi. Je suis capable de regarder une pochette pendant une heure.

C’est du jazz que vous cherchez en priorité ?

Oui, et de la musique latine. Mais un certain jazz, disons jusqu’aux années 1970. Je cherche des choses que les gens ne connaissent généralement pas, parfois des 45-tours que j’ai possédés et que j’ai perdus. En réalité, j’adore aller dans les magasins de disques.

Uniquement pour des vinyles ?

De préférence, parce que le son est tellement meilleur. Et puis, quand je tombe sur quelqu’un qui est amateur, il m’indique aussi des trucs, on engage une conversation… Je sors de là, je suis content ! Mais les découvertes se font rares et de moins en moins de choses m’excitent. Il faut vraiment que quelqu’un me dise : « Tu as le Cannonball de cette époque ? » ; « Qui était au casting ? » ; « Ah, je ne savais pas qu’il avait joué avec untel… » Là oui, ça m’intéresse.

Vous avez combien de disques dans votre collection ?

Je ne suis plus au stade de savoir combien de disques j’ai. Je me fais des compilations sur CD avec la musique que je veux écouter dans la voiture, par exemple des trucs du Modern Jazz Quartet. Ma bagnole, c’est mon studio, avec ma propre discothèque.

 

Avez-vous eu un coup de foudre récent pour un artiste ?

Non. Le dernier disque que j’ai aimé acheter, c’est Roy Hargrove en big band. J’aime les musiques bien écrites donc les big bands, ça m’intéresse. Mais il y en a de moins en moins. Quincy Jones est l’un des derniers à avoir fait ça. Aujourd’hui, les mecs ont été formés à Berkeley, ils filent tous à 2000 à l’heure. Et toi, tu cherches une note dans tout ça. Ils en jouent des milliers, sauf la bonne [rires]. Il faut dire que les trois quarts de ces musiciens ne sont jamais allés en boîte. Ils n’ont jamais vu les gens danser.

Faire danser, c’est le plus formateur ?

Oui, quand même… Faut pas oublier que le Duke et les autres jouaient une musique savante, mais sur laquelle les gens dansaient. Maintenant, et j’insiste là-dessus, on nous a coupé les jambes. Moi, ça ne m’intéresse pas. Autant écouter de la musique contemporaine ou autre chose. Je ne veux pas que le jazz m’emmerde. Ils font tous des têtes d’enterrement ! Ce n’est pas l’idée que je me fais du jazz.

Vous ne voulez pas d’une musique seulement cérébrale. Elle doit être aussi physique ?

Oui, il manque le côté physique. En Afrique, ils l’ont tous. Quand j’allais à Kinshasa dans les années 1960, j’étais un pur amateur de jazz et je faisais écouter Thelonious Monk à des gens… Ils écoutaient et ils disaient : « Mais on danse ça comment ? » [rires]. Partout en Afrique, c’est comme ça. Si tu te résumes au côté cérébral, les gens s’endorment. Ce n’est pas notre culture. La musique doit être « body and soul ». Si t’as pas le « body », ça va pas…

Vous fêtez vos 85 ans. C’est important de marquer les anniversaires ?

Non, je m’en fous royalement. A partir d’un certain moment, tu arrêtes de compter.

Avez-vous déjà couru après quelque chose dans votre vie ?

On court toujours après quelque chose… Le mieux-faire, notamment. Mais on peut courir toute notre vie, on ne le rattrapera jamais. Je ne sais même pas si le bon Dieu a rattrapé les gaffes qu’il a faites. On peut philosopher longtemps. Quel que soit le génie que tu as, tu ne peux pas être devant la musique. Quand tu le comprends, ça te rend un peu plus réaliste et modeste.

Êtes-vous nostalgique d’une période de votre vie ?

Ça dépend ce qu’on appelle « nostalgie ». Ça peut être une nostalgique dynamique, mais pas négative. Avec du recul, tu réalises qu’il y a des années où tu captais mieux. Or, le musicien est un capteur. La notion de la composition, on peut en discuter… Est-ce toi qui compose, ou ne fais-tu que capter l’idée quand elle arrive ? Je crois qu’on est le capteur de quelque chose. Le tout est de savoir arrêter les informations au bon moment. Ton savoir-faire arrive ensuite. Comment tu en viens à la création ? Il y a des moments où tu es devant la feuille et rien ne se passe. Et il y a des moments où, même à l’occasion d’une dispute, il y a une idée qui t’arrive. C’est le sens de la vie. Comment tu peux capter et magnifier un truc. Tu as l’impression que c’est bien, et le lendemain tu te dis : « Oh putain, c’est de la merde. » Et tu jettes.

Vous composez toujours ?
Oui, il y a souvent quatre mesures qui arrivent, des fois un peu plus. Je dois répondre à des commandes, et c’est toujours une excitation. C’est bizarre, cette histoire. Il y a plein de choses que je n’ai pas développées dans ma vie. J’ai des armoires pleines d’idées avec quatre mesures qui ne vont pas plus loin et que je n’écoute jamais.

Est-ce que, dans votre parcours, il y a des choses dont vous êtes particulièrement fier ?

Fier, c’est pas le mot. Content, oui. Je me rappelle que l’année où j’ai fait « Soul Makossa », c’est-à-dire en 1972, j’ai fait plein de trucs différents les uns des autres. Cette année-là, tout ce que j’ai pu faire a marché. « Soul Makossa » n’a rien à voir avec un gospel que j’ai composé pour mes parents en parlant de Jésus ; rien à voir avec l’album pour la télévision qui s’appelait Africadélic  ; rien à avoir avec O Boso, un album où je jouais beaucoup de soprano, dont je n’ai plus jamais joué après. Je n’ai jamais plus retrouvé cette abondance d’idées positives. Le début des années 1970, c’est une charnière pur moi, j’ai pu faire beaucoup de choses, vraiment.

Quand vous repensez au gamin de Douala qui, ensuite, a fait danser le monde entier pendant des décennies, ça vous fait quel effet ?

Je suis lucide et, même si je ne sais pas où je vais, je sais d’où je viens et les rêves que j’ai pu faire. Je n’ai pas fait des rêves de carrière mais des rêves de vie, une vie meilleure, un univers de voyages. Je suis né pratiquement au pied du mont Cameroun, qui mesure un peu plus de 4 000 mètres. Gamin, je me demandais ce qu’il y avait derrière cette montagne que je voyais tous les jours. Je voulais voyager, pour aller voir de l’autre côté… Et puis, tu ne sais pas si ça arrive un jour, puisque ça arrive quand tu ne t’y attends pas. Les parents décident de t’envoyer en France, tu es un privilégié. A l’époque, très peu de parents envoyaient leurs gamins chez un correspondant. Ces choses dont je rêvais, je ne pensais jamais qu’elles pourraient arriver. Quand de Gaulle est venu au Cameroun, en 1943, j’avais 9 ans. J’étais éclaireur et nous avions défilé les premiers sur le port. Ça ne s’oublie pas. Quand le général Leclerc et la deuxième division blindée sont venus, ils s’entraînaient dans la rue de mes parents. Je les voyais et on jouait aux soldats. Mais les Blancs vivaient dans leur monde et nous dans le nôtre. Mon père travaillait avec eux, et c’est le seul lien qui existait. Un jour, j’ai vu des Blancs prisonniers, ils étaient attachés entre eux, ça a été un choc pour moi. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de gars de Vichy, que la France se libérait et que la Deuxième Guerre mondiale se terminait… Je me souviens des « volontaires » que l’on cherchait pour faire la guerre. Dans les villes, dans les villages, dans les quartiers, dans les maisons, dans les caves, on pêchait tous les gars ayant plus de 18 ans. J’avais 8 ou 9 ans et je voyais passer des colonnes devant moi, la nuit, de gars qui partaient à la guerre. Je parle de mon passé et ce sont des souvenirs qui me reviennent.

Cette montagne de 4 000 mètres, vous êtes heureux de l’avoir franchi ?

Oui, c’était mon rêve d’aller de l’autre côté. J’ai souvent franchie la montagne et je ne suis pas resté derrière. Je suis allé beaucoup plus loin. J’ai changé de monde, carrément. Ma traversée en bateau, de Douala à Marseille, fut un voyage initiatique. Et le reste a suivi.

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