Le batteur américain sort le deuxième album de son collectif Beat Music, influencé par les productions électroniques de Squarepusher et Aphex Twin. Après ses collaborations avec David Bowie et Brad Mehldau, sa versatilité continue d'impressionner. Il jouera à La Petite Halle, à Paris, le 25 avril, à l'occasion d'une Qwest TV Party.
Nous venons de commémorer les 25 ans de la mort de Kurt Cobain et vous avez été un grand fan de Nirvana. Comment cette musique est-elle entrée dans votre vie ?
Quand j’ai commencé la batterie à 15 ans, en 1995, il n’y avait pas de musiciens dans ma famille et je n’avais accès à la musique que par MTV et la radio. Or, on ne pouvait pas allumer MTV sans voir Nirvana, Pearl Jam ou Soundgarden. Je voulais ressembler à Dave Grohl de Nirvana, Matt Cameron de Soundgarden, ou Chad Smith de Red Hot Chili Peppers… J’étais juste un adolescent qui voulait jouer la musique de son époque. Le rock occupe toujours une part importante de mon ADN, pas tant pour son style que pour son énergie. Même avec mon quartet acoustique, plutôt éloigné de Nirvana, cet esprit est encore là.
Comment le jazz s’est-il imposé dans un tel contexte ?
Je prenais des cours de batterie avec un super professeur, Joe Bergamini, pour qui il était très important d’avoir des fondations solides. Le jazz était l’une de ces fondations. Je n’avais jamais eu accès à cette musique auparavant et nous avons commencé à en étudier les aspects techniques. Il m’a passé quelques enregistrements, à commencer par ceux de Buddy Rich. La seule situation musicale qui m’avait rapproché de ce style, c’est quand je jouais avec le big band du lycée. Buddy Rich était donc la porte d’entrée parfaite pour moi. Puis, j’ai entendu Tony Williams avec le quintet de Miles Davis. Je ne comprenais pas tout ce qui se passait dans mon cerveau mais, dans mon corps, je ressentais une sensation très forte. J’ai compris que je devais poursuivre dans cette voie.
Quand vous êtes-vous intéressé à la musique électronique ?
A l’université, un ami m’a donné un album de Squarepusher, Feed Me Weird Things. Je m’en souviens comme si c’était hier : c’était un CD gravé et je me rappelle même de la manière dont les titres étaient écrits au marqueur. J’ai éprouvé la même chose qu’en écoutant Tony Williams pour la première fois. De nouveau, ce n’était pas cérébral mais physique. C’était tellement excitant ! J’en avais la chair de poule. Je ne comprenais pas comment cette musique avait été produite mais je la prenais directement dans l’estomac. Cette sensation a perduré et j’ai voulu en apprendre plus.
Vous dansez ?
Non ! D’abord, j’avais 18 ou 19 ans et je n’avais pas encore le droit d’aller en club. Socialement, ce n’était pas mon univers non plus. Pour autant, j’étais connecté à cette scène : Squarepusher, Aphex Twin, Photek, Luke Vibert…
Avez-vous toujours voulu produire une musique d’inspiration électronique ?
Ce qui m’intéresse, c’est qu’il n’y a généralement pas de batteur sur ces disques. Ce sont des samples, des programmations, des manipulations de producteur. Je me suis inspiré de ce vocabulaire pour l’intégrer dans ma manière de jouer sur une batterie acoustique. Il s’agit moins d’essayer de recréer une musique électronique que de l’absorber aussi naturellement que possible.
Mais vous ne pouvez physiquement pas reproduire certaines rythmiques programmées…
C’est pourquoi c’est tellement excitant. C’est une chose de regarder un batteur : même si vous ne comprenez pas tout, vous pouvez le voir en action, et repasser mille fois la vidéo si ça en est une. Dans le cas d’un solo de Max Roach, il est possible d’apprendre à force de l’observer. Dans le cas des programmations, c’est totalement différent. Ces artistes n’étant pas des batteurs pour la plupart, ils pensent différemment et c’est passionnant. J’essaye toujours de ne pas penser comme un batteur, pour changer ma perspective. En m’inspirant des programmations, même si elles sont impossibles à reproduire sur une batterie, cela peut conduire à des résultats intéressants.
Comment définissez-vous Beat Music ? Est-ce un concept, un groupe, un collectif ?
Un peu de tout ça. Ça a changé au fil du temps. Ça a commencé comme un projet improvisé. Il s’agissait principalement d’inviter des musiciens que j’admire et avec lesquels je partage des influences, pour que nous puissions improviser facilement, en s’appuyant sur la texture du son pour définir les choix musicaux. Au contraire, le nouvel album est totalement composé mais je fais toujours confiance à la personnalité des musiciens pour s’épanouir au cœur de l’interprétation. Je veux capter le sentiment commun qui se dégage.
Quand vous composez, savez-vous si le morceau sera destiné à Beat Music ou à votre quartet ?
J’ai beaucoup de mal à me mettre au travail sans connaître la destination de ce que je vais composer. Non seulement parce que chaque projet a une instrumentation spécifique, mais aussi parce que j’ai les musiciens eux-mêmes à l’esprit. Je veux profiter des qualités de chacun, et savoir que l’on aura plaisir à jouer cette partie chaque soir quand nous serons en tournée.
Quel a été le processus de création de cet album ?
C’est la première fois que j’enregistre un disque en plusieurs temps. Généralement, on répète, on entre en studio et on joue en essayant d’être les meilleurs possible. Cette fois, parce que la musique intègre beaucoup de détails, et que l’improvisation n’est pas le focus, l’interaction a fonctionné différemment. J’ai investi beaucoup de temps sur mes démos, pour y rassembler un maximum d’informations, que ce soit pour la composition ou le son lui-même. Puis, j’invitais par exemple seulement Jason Lindner pour travailler sur trois morceaux, en tenant un rôle de réalisateur. Son boulot était alors de rejouer ce que j’avais fait, en beaucoup mieux ! Il ramenait ainsi la musique dans son propre monde, et elle prenait vie.
Vous parlez aussi d’improvisations microscopiques. De quoi s’agit-il ?
Par exemple, prenons une ligne de basse. Stu Brooks est l’un des bassistes sur l’album. La partie que je lui demande de jouer est composée. Je ne lui demande pas d’improviser de manière traditionnelle. Je lui fournis les informations au sein desquelles, à chaque instant, il peut faire ses propres choix sur ce qu’il pense être approprié. C’est de l’improvisation mais elle est cadenassée dans la composition. Il ne s’agit pas de modifier les notes qui sont établies, mais de les articuler, par exemple en plaçant une emphase ici ou là, et ainsi donner de la personnalité à toute l’interprétation. Improviser et créer à partir de rien, c’est une chose. Mais insuffler du tempérament dans une partie préalablement écrite, c’est quelque chose de très spécial et c’est ce que je demande aux musiciens.
Comment Jason Lindner et BIGYUKI interagissent-ils aux synthétiseurs ?
D’apparence, ils occupent un espace très similaire dans le spectre musical. Mais quand on prête attention aux détails, ils sont très différents. Les deux sont des cracks dans leur domaine et ils combinent parfaitement leurs éléments respectifs. J’ai rencontré beaucoup de musiciens avec une grande connaissance de la production, capables de créer rapidement les sons appropriés, et j’ai aussi rencontré beaucoup de grands improvisateurs. Mais je n’ai pas rencontré beaucoup de gens qui possèdent ces deux qualités à parts égales. Jason et BIGYUKI font partie de cette catégorie. C’est extrêmement précieux et ça m’a donné beaucoup de confiance pour obtenir le son que je cherchais.
Il y a des voix sur l’album (Gretchen Parlato, Cole Whittle, Jeff Taylor). Comment les avez-vous travaillées ?
J’ai travaillé en samplant des contenus originaux – ne serait-ce que pour des questions de droits. Le spoken word a toujours fait partie de l’univers de Beat Music. Dans le passé, il s’agissait moins d’un contenu que d’une texture : la première chose qui m’a attiré, c’est le son que produisent la voix et les effets placés dessus, sans me soucier du sens, comme s’il s’agissait d’un synthétiseur. Cette fois, le spoken word est plus présent, notamment quand il est au service de la mélodie.
Aimeriez-vous que votre musique soit jouée par des DJ’s en club ?
J’adorerais ! L’expérience d’une telle musique est totalement différente selon qu’on l’écoute avec un téléphone portable ou avec un bon sound system. Elle est méconnaissable, bien plus que dans le cas d’une musique acoustique, principalement en raison de la prédominance des fréquences basses qui structurent l’ensemble. L’émotion nait de cette sensation. Pouvoir l’éprouver dans l’environnement d’un club, ce serait fantastique.
L’album est titré Beat Music ! Beat Music ! Beat Music ! Pourquoi trois fois ?
L’exclamation est inspirée par les titres d’albums d’Ornette Coleman. J’ai toujours aimé ça. J’avais ce titre avant qu’aucune musique ne soit créée. Je voulais quelque chose de percutant.
Alors que chaque morceau est titré par un seul mot court : « Girl », « Bones », « Bud »…
Encore une fois, pour cet album, je voulais que les choses soient directes, incisives. Par exemple, « Bullet » est titré ainsi parce que la mélodie est inspirée par John Coltrane ; j’ai pensé à « Trane », puis « Bullet train » (train à grande vitesse). Autre cas, « Human » est une manière d’affirmer que cette musique est produite par des humains, et non par des machines.
Avez-vous discuté de Beat Music avec David Bowie au moment de l’enregistrement de son album Blackstar ?
Oui, il a mentionné notre album, Beat Music : The Los Angeles Improvisations – sur lequel joue aussi Tim Lefebvre, comme sur Blackstar. Il l’avait écouté, il l’avait aimé et il voulait que j’amène certains éléments électroniques que y figuraient. Le simple fait qu’il ait pu s’inspirer de notre travail était quelque chose d’assez fou. C’était irréel de l’imaginer à la maison, avec ses écouteurs et notre musique en train de jouer. Ça nous a aussi servi de référence pour ce que avons fait par la suite.
Mark Guiliana – Beat Music ! Beat Music ! Beat Music ! (Motéma)
Concert de sortie d’album le 25 avril à La Petite Halle, Paris, à l’occasion d’une Qwest TV Party : Billetterie