Né au cœur du continent africain il y a plus de 3000 ans, le mbira demeure un instrument très cher aux musicien.ne.s, mutant, essaimant, au gré des routes migratoires, des genres, du temps. Passage en revue.
L’histoire raconte que le mbira fit ses premières apparitions sur les côtes ouest-africaines, en bois ou en bambou, avant de se parer de clés en métal sur les rives du fleuve Zambèze il y a 1500 ans. Contrairement au guembri des gnawas ou au sitar hindou, le mbira n’est pas l’instrument d’un seul peuple : il se nomme ainsi chez les Shona au Zimbabwe, devient likembé au Congo, kisanji en Angola, sanza au Cameroun ou encore marimbula dans sa version caribéenne. Instrument migrateur, le mbira a suivi les chemins de l’esclavage jusqu’en Amérique Latine et en Jamaïque où il renaît sous les traits de la rhumba box, sorte de sanza basse présente notamment dans certains calypsos et autres mentos ruraux1. Les colons, quant à eux, s’affranchirent des tracas géographiques en le désignant plus simplement sous le nom de piano à pouces.
Selon une légende chère au musicien camerounais Francis Bebey2, le mbira serait « l’instrument qui réussit à anéantir l’ennui que ressent le Créateur lui-même ! L’instrument qui donne la vie au monde, aux êtres et aux choses ». Instrument des griots et des traditions orales africaines, le petit idiophone est utilisé depuis des millénaires par de nombreuses communautés au sein des rites et des cérémonies, vecteur de communication avec les anciens et les esprits. S’il n’est pas systématiquement associé à des pratiques spirituelles, le son du mbira, intime et cristallin, le destine souvent à accompagner les voix les plus variées. Popularisé dans les années 50 par la version occidentalisée conçue par l’ethnomusicologue britannique Hugh Tracey – ici baptisée kalimba, le mbira a quitté sa terre originelle et les pures musiques traditionnelles pour faire son entrée dans les musiques actuelles où il s’épanouit depuis dans des registres diaprés et parfois inattendus.
STELLA CHIWESHE
Née en 1946 dans le village de Mujumi, Stella Chiweshe demeure l’une des rares femmes à maîtriser l’art du mbira, langage musical de la tribu Shona au Zimbabwe. Alors que le régime colonial et les conventions lui en interdisent la pratique, elle absorbe pourtant, rebelle et habitée, l’âme et la technique de cet instrument totem aux côtés des hommes dans l’intimité des cérémonies traditionnelles, au point qu’elle intègre en 1981 la Compagnie Nationale de Danse du Zimbabwe comme soliste mbira. Plus récemment, le label Glitterbeat présentait Kasahwa, une collection de titres enregistrés en acoustique entre 1974 et 1983 – dont le single éponyme décrochait un disque d’or à sa sortie – jusqu’alors inconnus hors du continent africain malgré la carrière internationale de l’icône Chiweshe. Sculpté par le timbre rond du mbira, la pulse ancestrale des hoshos et la voix indomptable de la musicienne, l’album égrène ses chants mystiques comme autant de “téléphones” spirituels et refrains chimurenga préfigurant la lutte des Shona pour l’indépendance du pays.
FRANCIS BEBEY
Disparu en 2001, le camerounais Francis Bebey a débuté une carrière de journaliste radio et de diplomate au sein de l’UNESCO avant de dédier le reste de sa vie à la musique. S’il a connu le succès dans les années 70 grâce à des chansons populaires et humoristiques, dont la célèbre “Condition Masculine”, ce fils de pasteur de Douala élevé aux répertoires de Bach et Beethoven délaisse progressivement la guitare classique pour la sanza, initié par les “veilleurs de nuit qui jouaient de la sanza pour se tenir éveillés”.
Mû par un désir d’expérimentation, l’avant-gardiste Francis Bebey explore aussi, seul dans son studio, les vastes potentialités des sonorités synthétiques, produisant une fusion inouïe de musique traditionnelle et électronique jusqu’à peu tout à fait méconnue. C’est profondément nourri par ses sorties de route que Francis Bebey enregistre les albums Africa Sanza (1982), Akwaaba : Music for Sanza (1984), Sanza Nocturne (1985) puis Mbira Dance : comment Dieu créa le monde en jouant de la sanza (2000), son dernier disque. Ces morceaux rendent hommage à la portée spirituelle, naturelle et poétique de la sanza : une collection exceptionnelle compilée en 2014 par le label français Born Bad Records dans Psychedelic Sanza 1982-1984.
LULENDO
Réfugié à Paris depuis le début des années 80, le chanteur angolais Lulendo ne se déplace jamais sans son kisanji fétiche, sonorités héritées de son grand-père au pays. Si son « ange gardien » constitue l’épine dorsale de chacun de ses albums, Mwinda (2018) y compris, c’est que Lulendo entretient un rapport très intime, artisanal, avec cet instrument qu’il fabrique dans son atelier parisien. A ce propos, Lulendo explique : « Je n’ai pas inventé l’instrument mais j’essaye de le réinventer grâce à mon expérience de musicien en studio et sur scène. Je suis un ouvrier du bois et du métal pour permettre aux futures générations d’avoir l’esprit ouvert, pour qu’ils puissent jouer d’un instrument qui est leur : un instrument typiquement africain. Il faut un an pour le faire, ça demande beaucoup de patience. »
YOUN SUN NAH
A mille lieux des attentes, le mbira fait son apparition dans l’envoutant répertoire de la chanteuse coréenne Youn Sun Nah. En 2010, la fille du chef du Choeur National de Séoul publie Same Girl, un disque ravissant dont la sensibilité sera plusieurs fois primée en France comme en Corée. Dans ce Same Girl conçu comme un coffre à jouets, Youn Sun Nah s’autorise une boîte à musique sur le titre éponyme, un solo de kazoo des plus élégants sur “Moondog”, une pédale d’effets sur “Pancake”… et une kalimba sur le “My Favorite Things” de Rodgers & Hammerstein, composé pour La Mélodie du Bonheur qui triomphait à Broadway en 1959. De cette mélodie devenu standard, maintes fois repris notamment par un Coltrane modal en 1960, Youn Sun Nah propose une version épurée, égrenant sur sa kalimba quatre notes jusqu’à la grâce répétées.
KONONO N°1
Sur les traces des précurseurs comme Antoine Moundanda et son Likembé Géant, Konono N°1 excelle à son tour dans les fusions des plus électriques. Fondé dans les années 60 par le virtuose Mingiedi Mawangu dans un petit village du nord de l’Angola, le groupe a dû s’adapter au vacarme de Kinshasa, composant alors un instrumentarium décoiffant fait de trois likembés électriques, d’une section rythmique à mi-chemin entre percussions traditionnelles et bric-à-brac recyclé, trois chanteurs, trois danseurs et d’une sono-monstre équipée de “lance-voix” hérités de l’ère coloniale.
Surprise : l’amplification improvisée des likembés provoque une mutation radicale de leur son. Presque par accident, Konono N°1 actualise ainsi la folle énergie des transes Bazombo, propulsés durablement jusqu’aux scènes européennes par des embardées rock et électro. Lubuaku – live avec The Ex – et Congotronics en 2004 ouvrent la voie aux nouvelles stars du sound-system D congolais qui collaboreront ensuite avec Björk, Oumou Sangaré ou Herbie Hancock, entre autres, malgré le décès de Mingiedi Mawangu en 2015.
MORITZ SIMON GEIST
Avant même de penser à composer de la musique, l’enfant Moritz Simon Geist s’émerveille du fonctionnement interne des machines, éventrant régulièrement les radios qui l’entourent. S’il enseigne aujourd’hui l’évolution des technologies et des sociétés à l’Université de New-York à Berlin, Moritz Simon Geist a néanmoins poussé plus loin le curseur de ses expérimentations en construisant une 808 géante de 4 mètres par 2 avant de publier, en novembre 2018, Robotic Electronic Music.
Sur ce disque fascinant, tous les sons sont joués par des robots. Parmi les moteurs-percussionnistes, les variations psychédéliques de ses installations en verre et autre loops syncopés, se trouve aussi un robot-kalimba imprimé en 3D à découvrir notamment sur le titre “Entropy”. Artisan d’une musique techno-futuriste dont le son évoque aussi bien les vapeurs industrielles des clubs berlinois qu’un Terry Riley époque In C, Moritz Simon Geist explique : “Quand vous écoutez des robots jouer, vous réalisez qu’ils sont précis, mais contrairement aux sons digitaux, ils sont porteurs d’une émotion très organique. Ils peuvent faire des erreurs.”
BOBBY McFERRIN
En 2002, Bobby McFerrin célébrait ses vingt ans de carrière avec Beyond Words (Blue Note), un opus dans lequel il franchissait une nouvelle fois les cimes de son impressionnante maîtrise vocale. Ce fils du premier chanteur d’opéra afro-américain à chanter au Metropolitan Opera de New York développe en effet un langage musical universaliste bien au-delà des mots, né de ses talents d’improvisateur hors-norme et d’un dialogue sensible avec les instruments qui l’accompagnent.
Soutenu par un all-star d’amis musiciens dont Richard Bona, Cyro Baptista ou Chick Corea, Bobby McFerrin dessine ici les chemins d’un charmant voyage méditatif : sur les traces de Marco Polo (“A Silken Road”) jusqu’aux rives du Gange (“Dervishes”), tout en s’autorisant une virée jazz do Brazil qui en appelle aux muses de l’inspiration (“Invocation”). Dans “Kalimba Suite”, Bobby McFerrin honore plus que jamais l’instrument, accordant sa voix à cette céleste partition.
YOSI HORIKAWA
Entre field recording et hip-hop, le plasticien sonore japonais Yosi Horikawa compose un monde où machines et nature s’allient pour donner corps à la plus gracieuse des langues. S’il fabrique ses propres instruments, Yosi Horikawa sample aussi le réel, augmentant ses beats du son d’ustensiles de cuisine, de chants d’oiseaux, grincements, voix d’enfants et autres bruits de pas. Complice occasionnel de Dorian Concept depuis la Red Bull Academy de Madrid en 2011, Yosi Horikawa a construit des ponts visiblement durables avec l’Europe qui l’amèneront à marquer les esprits au Today’s Art Festival ou au Sonar de Barcelone avant de signer, en 2012, un premier EP sur le label français Eklektik Records.
Avec Touch, le japonais remodèle sans complexe les sons du sensible, livrant de sa vision du monde une interprétation poétique, à l’image de “Dropping”, où la pluie se fond dans les rythmiques aquatiques d’une kalimba parfaitement délicate.
LARAAJI
Si le mbira fait parfois office de gadget esthétique, il fait pleinement sens dans les méditations new age de Laraaji dont les explorations folk-ambient long-formats ouvrent l’instrument à une spiritualité d’un nouveau genre. Originaire de Philadelphie, c’est à New-York que Laraaji trouve sa voie : il y achète un dulcimer, un mbira et un zither sur lesquels il initiera ses premières expérimentations électroniques avant de tomber, à Central Park, sur un Brian Eno qui produira son premier disque en 1980, Ambient 3 : Day of Radiance.
Disciple aux côtés d’Alice Coltrane du guru Swami Satchidananda, Laraaji produit des dizaines de pièces fascinantes enregistrées sur des cassettes longtemps confidentielles, mêlant râgas cosmiques de la plus haute inspiration aux sonorités synthétiques d’un Casio d’occasion, compilées depuis 2013 dans Celestial Music 1978 – 2011 (All Saints Records). C’est là que réapparaît “Kalimba”, composé originellement pour le Music for Films III de Brian Eno, où le mbira se déploie dans une somptueuse variation nocturne.
EARTH, WIND & FIRE
A contre-courant des standards de l’époque, Maurice White, pilier du vaisseau soul-disco-funk Earth Wind & Fire, offre régulièrement aux compositions du groupe de remarquables solos de kalimba, symbole pour certains du tropisme africaniste de ses membres et, plus largement, de leur intérêt pour les musiques traditionnelles, empruntant rythmes et mélodies aux patrimoines cubains, africains ou brésiliens. Si la kalimba se fond sans ambages aux orchestrations chatoyantes de “Biyo” ou “Evil”, elle est en revanche mise à l’honneur dans “Kalimba Story”, un titre qui n’est en fin de compte qu’une déclaration d’amour à cet instrument dont Maurice White jouera en live jusqu’à ces derniers concerts. Comme dit la chanson : “Kalimba, ooh kalimba, I’m glad I found you”.
1 : Jamaica Folk Trance Possession – Roots of Rastafari : 1939 – 1961 Catalogue Frémeaux et Associés
2 : légende rapportée par le fils de Francis Bebey, Patrick Bebey, dans les notes du disque Psychedelic Sanza 1982-1984 (Born Bad Records).
Lire par ailleurs : « Le guembri, de Mehdi Nassouli à Randy Weston et Bonobo »