En février 1969 Miles Davis ouvrait la voie à un jazz électrique en enregistrant In a Silent Way. Qwest TV revient sur l'histoire de ce disque révolutionnaire.
Dans son autobiographie, Miles Davis raconte de nombreux récits intéressants, certains plus souples que d’autres avec la vérité. Ce qui suit ressemble à tout sauf à une fake news.
Après qu’une femme blanche l’ait confronté dans un lieu public, le trompettiste noir regonfle son estime de soi en lui demandant ce qu’elle a fait de sa vie. Qu’a-t-elle accompli pendant qu’il changeait le cours de l’histoire de la musique au moins quatre fois ? Tous les érudits s’accordent sur ce point. Mais la question centrale est de savoir quand exactement ? L’abondance des déclarations artistiques remarquables faites par Davis entre les années 50 et 90 et, plus encore, le flux constant de ses idées visionnaires, sont tels qu’il est difficile de tracer des lignes de démarcation précises entre les périodes de sa vie musicale.
Sorti en 1969, In A Silent Way est en grande partie perçu comme l’œuvre qui a inauguré les périodes électrique et jazz-rock de Miles Davis. Cependant, la clé pour comprendre cette musique est de voir sa place dans la séquence d’albums comprenant Miles In The Sky et Filles De Kilimanjaro, tous deux parus en 1968. Ces trois bijoux brillent délicieusement dans la zone grise qui précède ce que les critiques et les dirigeants de l’industrie du disque ont appelé le post-bop, le jazz modal et la fusion. En d’autres termes, c’est un moment d’évolution et de transition au cours duquel Davis a étudié la forme et le contenu de son travail afin de créer quelque chose qui soit en phase avec son temps et de dissiper sa peur absolue que sa musique soit démodée. Fait révélateur, il a choisi de créer des albums sous la bannière : « nouvelles directions de la musique ».
Les sessions de studio susmentionnées sont liées à un univers sonore distinctif qui servit de base à la modernité recherchée par Davis. Ses faits d’armes d’après-guerre tels que Milestones, Sketches Of Spain, Kind Of Blue et E.S.P lui assurèrent une place dans le panthéon de la musique acoustique, mais Miles In The Sky marqua son attirance de plus en plus forte pour les instruments électriques. Utilisés dans ce disque, les deux instruments fabriqués par le légendaire Leo Fender – la guitare basse et le piano Rhodes – deviendront de la plus haute importance dans l’environnement sonore progressif que Davis était en train de façonner.
En décidant de « se brancher », Davis a pu élargir la portée textuelle de ses arrangements et défier les musiciens avec lesquels il avait développé de longues collaborations.
Le pianiste Herbie Hancock faisait partie intégrante du « second quintet » de Davis au milieu des années 60, où son beau toucher et son ingéniosité harmonique avaient joué un rôle crucial dans la création d’une musique au caractère profondément flexible et changeant. Mais sur Miles In The Sky et Filles De Kilimanjaro, Hancock a joué à la fois du Rhodes et du piano acoustique, et les résultats furent spectaculaires. La résonance dense et sombre du piano électrique, qui trace une sorte de traînée de vapeur autour du groupe, a eu un impact profond sur la musique. Sous les doigts d’un musicien aussi doué que Hancock, le clavier imprègne le texte général du groupe d’un mystérieux sous-texte sombre, comme si l’heure de la journée évoquée par la musique était capturée quelque part entre la nuit et le crépuscule. In A Silent Way équivaut au coucher du soleil sur un coin de terre aux teintes sombres.
La décision prise par Davis d’attirer de nouveaux musiciens dans le groupe a considérablement renforcé la musique. Des musiciens de la stature de Herbie Hancock, de Wayne Shorter ou du batteur Tony Williams, également collaborateurs de Davis, ont été rejoints par de nouvelles personnalités qui ont donné à l’album une touche internationale : le pianiste américain Chick Corea, le pianiste autrichien Joe Zawinul et deux jeunes Britanniques, le guitariste John McLaughlin et le bassiste Dave Holland. En d’autres termes, une coterie multiculturelle et intergénérationnelle de musiciens s’est réunie dans In A Silent Way, prédisant au monde du jazz son universalisme à venir, que les groupes Weather Report et Return To Forever, formés par Zawinul et Corea, furent les prochains à incarner.
En février 1969, ces musiciens se réunirent pour une session au studio CBS sur la 30ème rue, à New York – où Davis avait produit Kind Of Blue dix ans auparavant – et générèrent trois heures de bandes contenant « Shhh / Peaceful Now », « In A Silent Way » et « It’s About That Time ». Les premier et dernier morceaux avaient été écrits par Miles Davis et le second par Zawinul, mais, mis à part l’accréditation, l’essentiel de cette musique était qu’elle possédait une force collective globale qui réussissait à bien s’accorder avec les fortes individualités des membres du groupe.
Sur le plan stylistique, les résultats aux remises en question posées par Davis des supposés principes sacro-saints du jazz furent révolutionnaires.
L’impression elliptique d’un croquis, laissée par les morceaux, met en exergue la retenue dont peut faire preuve le groupe à mesure que son degré d’improvisation éclot, donnant ainsi le sentiment que les musiciens génèrent de l’émotion en consacrant leur expression à la structure de morceaux embryonnaires plutôt qu’en démontrant leur maîtrise technique à chaque changement d’accords. L’ordre du jour fut aux vamps (boucle de quelques mesures basée sur 2 ou 3 accords), aux grooves, aux pédales (une note jouée en continue) et à un audacieux mélange de pression métronomique, parfaitement résumés par les triolets que le contrebassiste Dave Holland joue à la manière d’un batteur contre les rimshots à ressorts (= technique de batterie consistant à frapper le cercle de la caisse claire en même temps que la peau, afin d’obtenir un son plus brillant et incisif) de Tony Williams, qui feraient presque penser au tic-tac impitoyable d’une horloge dans une chambre sans air.
La magie apparaît également dans les motifs sonores, en particulier dans le très souple et irrésistible thème de « It’s About That Time », qui est sensuel et sinistre à la fois. Telle est la tension alimentée par la nature contenue et épurée des arrangements, dans lesquels l’essentiel du phrasé est limité. Une libération des sens traverse toute la musique à mesure que se déroule cette longue ligne, tel le cri d’une bouche trop longtemps tenue fermée.
La décision d’installer Joe Zawinul à l’orgue renforce cette image dans la mesure où ses accords subtils sont le sifflement et le bourdonnement qui font partie de la lutte contre le mur du silence. Encore une fois, la trompette de Davis apporte une véritable flambée de sentiments à la table, en raison de son caractère mélodique extrêmement riche et de la nature dominante de son timbre. S’il y a parfois une ambiance vaguement ancestrale et presque médiévale, alors Davis est le héraut, convoquant de ses cuivres à la fois princes et citoyens.
In A Silent Way, c’est le triomphe de l’intelligence et de l’intuition musicale. On y découvre les prémisses de l’importance que prendra la post-production en donnant la primeur à l’édition d’une session enregistrée. A ce titre, le membre du groupe qui n’en était pas vraiment un, mais qui a apporté une contribution décisive à cet album a été le vénérable Teo Macero. Bien qu’appelé officiellement producteur à la fin des années 60, le statut de Macero ressemblerait aujourd’hui davantage à l’acception très hip-hop de ce terme : en atteste son travail sur le montage et l’assemblages de moments distincts d’un enregistrement. Teo Macero est parvenu à un rendu final remarquablement cohérent d’un album, qui, bien que relativement bref selon les standards d’aujourd’hui, n’appelait pas à davantage. Tout ce qui doit être entendu est entendu en un peu plus de 38 minutes.
L’œuvre ne s’appelle pas In A Silent Way pour rien. Le thème profondément émouvant de Zawinul avait une connotation anti-guerre évidente – il était contemporain de la tragédie sanglante du Vietnam, du Biafra et d’autres conflits mondiaux. Pourtant, il existe peut-être un traité plus latéral sur le monde de la musique et sa bipolarité douce et forte, moelleuse et intense. Davis enregistrait The Birth Of The Cool en 1949, et calmait le jeu en 1969, quand le festival de Woodstock faisait au contraire monter la musique en puissance. Miles Davis avait compris le blues, il savait qu’un murmure pouvait être aussi puissant qu’un cri.