Chick Corea est l'invité du mois de Qwest TV. Voici une sélection de huit albums incontournables de sa longue et riche carrière.
Créatif et infatigable, Chick Corea a défié toute forme de catégorisation tout au long de sa centaine d’albums. Aussi à l’aise dans des formations acoustiques qu’électriques, le pianiste a toujours été avide de trouver de nouvelles formes d’expression avec de vieux amis comme avec de jeunes aventuriers. « Je n’ai jamais regardé mon propre travail de musicien pour progresser de manière logique d’une évolution à une autre », a-t-il ainsi déclaré. « Je considère chaque nouveau projet comme un acte de création totalement nouveau. Je me sens chanceux d’avoir des amis et partenaires musicaux incroyablement talentueux. »
1. Now He Sings, Now He Sobs (1968)
Le deuxième album solo de Corea, Now He Sings, Now He Sobs, enregistré à l’âge de 26 ans, est aujourd’hui l’une des références du trio jazz, avec le soutien du bassiste Miroslav Vitous et du batteur Roy Haynes. Cet album a dirigé l’attention sur les dynamiques, ici riches en improvisations et en surprises. Cela ne fait pas de doute : Miles Davis le trouvait cool et l’a invité dans ses projets en tant que remplaçant de Herbie Hancock. Une des chansons les plus connues de Corea, « Matrix », fait partie de ces compositions, et en 1999, le titre est récompensé par le Grammy Hall of Fame Award. La courte « pièce » de Corea au piano, « The Law of Falling Catching Up », est également récompensée. Le LP original comprenait cinq compositions de Corea, tandis que les rééditions ultérieures contenaient des improvisations ainsi que des interprétations de « Pannonica » de Thelonious Monk et du classique « My One and Only Love ». C’est l’album phare de Corea : il a poursuivi sa route dans le temps avec grâce, beauté et esprit.
2. Return to Forever : The Anthology (sur des albums de 1973 à 1976)
Dans les années soixante-dix, le jazz se branche et parvient à se frayer un chemin dans le monde de la pop – un petit miracle pour une musique sans paroles, dont les représentants étaient à ce moment là les Head Hunters – alimenté par le funk – et Weather Report (Joe Zawinul). Corea était là aux débuts expérimentaux de Miles sur des albums tels que Bitches Brew. Il a donc décidé de s’essayer lui-même à la fusion jazz-rock, même s’il ne suivait pas exactement le chemin de Miles. Au lieu de cela, il fut intrigué par un autre élève de Miles, John McLaughin, qui avait formé le groupe phare jazz-rock Mahavishnu Orchestra. En 1988, Corea déclare à un journaliste de DownBeat : « Ce que John McLaughlin a fait avec la guitare électrique a conquis le monde. Personne n’avait jamais entendu jouer de la guitare électrique comme ça auparavant, et ça m’a certainement inspiré… Le groupe de John, plus que mon expérience avec Miles, m’a amené à vouloir monter le volume et à écrire une musique plus dramatique, qui fait bouger la tête. »
En 2008, Concord Jazz a publié une anthologie étincelante des enregistrements très dansants de Return To Forever (1973-1976) avec les participations de Stanley Clarke (basse électrique) et Lenny White (batterie), ainsi que les guitaristes Bill Conners et, plus tard, Al DiMeola. Le jazz est au centre de ces quatre heures de musique, tandis que Corea – au piano, aux claviers électriques et aux synthétiseurs – explore le rock et le funk au-delà (la preuve avec le sauvage « Sofistifunk » de White) et même une touche de classique (« No Mystery » de Corea). Les meilleurs morceaux de Return To Forever sont rassemblés dans cette compilation, dont « Captain Señor Mouse », un titre auquel il fera souvent référence plus tard dans sa carrière.
3. Crystal Silence / The New Crystal Silence (with Gary Burton) (1973, 2008)
En 1972, Corea enregistra son premier album avec Return to Forever pour ECM, qui le sortit en 1975. Sur cet enregistrement de jazz électrique (pas encore de jazz rock), il introduisit une de ses beautés, « Crystal Silence », jouée sur des claviers électriques, avec le saxophoniste Joe Farrell tenant le lead. A l’époque, le vibraphoniste Gary Burton gravitait également au sein de l’écurie ECM de Manfred Eicher. Ce dernier décida d’enregistrer Corea et Burton en duo, ce qui, selon eux, ne fonctionnerait pas. Burton trouvait cela trop ésotérique, mais Eicher parvint à les convaincre de tenter le coup. En 1973, ils enregistrent Crystal Silence.
Convaincu par le succès évident du duo, voilà ce qu’en dit le vibraphoniste aujourd’hui : « Au début de notre tournée nous devions jouer dans une salle de 4.000 places à l’Université du Michigan. Je me suis dit que nous allions ressembler à deux souris jouant de la musique de chambre introspective sur scène. Pat Metheny, qui était dans mon groupe à l’époque, était tellement excité qu’il s’est porté volontaire pour porter le vibraphone pour justifier sa présence et être là ! Figurez-vous que nous avons fait complet ce soir là. Et l’album fut le plus vendu de tous mes disques. » Crystal Silence brille comme la quintessence du jazz de chambre : calme, mélodique, habité et sublime. Ils ont souvent tourné en duo depuis, enregistrant un paquet de concerts. Mais ils ont décidé de revenir à la date originale avec un double album de 2008, The New Crystal Silence, nominé pour trois Grammy Awards en 2009 et qui a remporté le prix du meilleur album de jazz instrumental.
4. An Evening With Herbie Hancock & Chick Corea In Concert (Columbia, 1978) ; CoreaHancock (Polydor, 1979)
Herbie Hancock et Chick Corea se connaissaient déjà depuis longtemps au mitan des années 70. « J’ai une amitié intemporelle sur le plan musical avec Herbie, et ce depuis notre première rencontre dans les années 60 » raconta Corea plus tard. « Herbie était à New York plusieurs années avant moi, il a donc toujours été une source d’inspiration. Nous aimons tous les deux ce genre d’aventure pour improviser librement ». « Nous étions connectés de manière très concrète » nous a confirmé Herbie Hancok, se remémorant leur parcours de jeunes musiciens. « Chick m’a remplacé par Miles Davis dans son groupe des années 60. Je l’ai remplacé dans le groupe de percussions latines Mongo Santamaria en 1963. C’était des moments clés de notre vie. » Ils n’avaient jamais joué ensemble avant 1977. Tous deux enregistraient pour Columbia Records, donc le président du label, Bruce Lundvall, leur suggéra de se réunir pour voir ce que cela pourrait donner.
Au départ, Hancock était réticent, comme il l’écrit dans son autobiographie, Possibilities. « Nous avons décidé de voir s’il y avait de la magie », a-t-il écrit à propos de la première réunion qu’ils ont eue chez Corea où il avait deux pianos installés, prêts à l’emploi. L’entente fut immédiate lors d’une jam improvisée qui, selon Hancock, fut « très ouverte ». Ainsi, les deux pianistes – privilégiant les pianos acoustiques aux claviers électriques – prirent la route, parcourant sept pays et jouant cinq rappels ( !) lors de leur concert à Montreux.
Leur brillante collaboration live a été mise en lumière sur le superbe double album de 1978, An Evening With Herbie Hancock & Chick Corea : In Concert. Il sortit sur Columbia sous le nom de Hancock, tandis qu’un autre album de cette même tournée, Corea Hancock, parut en 1979 sous le nom de Corea, pour Polydor.
Regardez le documentaire Chick Corea : The Musician sur Qwest TV
5. Remembering Bud Powell (1997)
Dans cet album, Corea revient aux sources en célébrant le génie de Bud Powell, à la tête d’un groupe comprenant son ancien batteur, Roy Haynes, et un casting complet de stars (encore jeunes à l’époque) du jazz, dont Kenny Garrett et Joshua Redman aux saxophones, Wallace Roney à la trompette et le bassiste Christian McBride. Corea emmena le groupe dans une tournée mondiale, avant d’enregistrer en studio pour une session télépathique de standards, dont « Bouncing With Bud » et « Tempus Fugit », ainsi qu’une composition écrite en hommage : « Bud Powell ». Laissez les étincelles voler ! Remembering Bud Powell est l’une de ses performances les plus symbiotiquement accomplie, regorgeant de solos dépassant les bornes des références bebop.
6. Rendezvous in New York (2003)
En 2001, Corea décide de fêter son soixantième anniversaire, pendant trois semaines, au Blue Note New York accompagné de musiciens impliqués dans l’édification de son œuvre, jouant la musique de plusieurs de ses groupes, dont Chick Corea Akoustic Band, Origin. Plus de 60 heures de spectacles ont été enregistrées (et compressées dans deux CD) en duo et avec de petits ensembles. Corea y explore toutes les bases, des improvisations free aux musiques avec quatuor à cordes classique (mais omet la période Return to Forever). La manière dont ce double-album embrasse pleinement la carrière multiforme de Corea le rend remarquable. Avec lui, des amis tels que : Gary Burton pour leurs duos, Bobby McFerrin dans un duo couvrant les classiques dont un medley marquant, « Concierto de Aranjuez » et une reprise de « Spain », la célèbre composition de Chick Corea – deux titres qu’il rejoua plus tard en duo avec Gonzalo Rubalcaba. Au final, cet album passe en revue toutes les qualités de Chick Corea avec esprit.
7. Trilogy (avec Christian McBride et Brian Blade) (2013)
Corea a eu de nombreux trios dans sa carrière (pensez à ses retrouvailles avec Stanley Clarke et Lenny White, autrement connus comme la section rythmique de Return to Forever), mais pour lui ce trio était spécial : « C’est un autre univers. Quand nous nous réunissons, ce qui se passe est indéfinissable. Je n’essaye jamais de chercher pourquoi. Nous avons les mêmes goûts et c’est un plaisir de jouer avec Brian et Christian. Brian n’est même pas un percussionniste. C’est un monde à lui tout seul, il ne peut être défini. Vous ne pouvez pas l’appeler « batteur ». Il est bien plus que cela. Christian est aussi ouvert d’esprit que Brian. Ce qu’il fait est unique. Nous faisons tout cela – donnez à la musique une perspective nouvelle et la rendre belle. J’aime me trouver dans cet espace. »
Tout cela se résume avec un brio étonnant dans Trilogy, un enregistrement live, de trois heures et demie de musique en 17 morceaux, qui capture les meilleurs moments de leurs tournées entre 2010 et 2012. Corea enregistre la plupart – si ce n’est tous – de ses concerts. Ils lui fournissent un vaste réservoir de matériel créatif pour alimenter de nouveaux disques.
Construire un projet aussi énorme fut une entreprise amoureuse dédiée à ses fans, selon lui. Le pianiste a pris l’habitude d’écouter la musique enregistrée en live la veille ou le soir même. Son partenaire dans cette entreprise fut l’ingénieur du son Bernie Kirsh. « Je connais Bernie depuis 1975 et c’est l’un de mes meilleurs amis », a déclaré Corea. « Après les concerts, nous réflechissions à ce qui venait d’être joué. Il est également doué pour prendre des notes personnelles. Donc je revenais sur les spectacles et je me disais : wow, c’était vraiment super. C’était un peu comme si je me disais : dois-je choisir cette pomme ou celle-ci ? Il y a eu des dizaines de prises et nous voulions les classer parmi les deux meilleures, puis réécouter ou lancer une pièce de monnaie. » Des choix qui se révélèrent plus faciles qu’il n’y paraît, nous confia Chick Corea.
8. Two (avec Béla Fleck) (2015)
Corea aime jouer en duo avec des artistes qui piquent sa curiosité. Ces dernières années, il a pris un chemin nouveau pour lui en s’associant à un instrumentiste connu pour ses prouesses dans la fusion jazz-bluegrass. En 2007, Chick Corea invita le maître du banjo Béla Fleck à une exploration de leurs mondes respectifs. L’album The Enchantement en fut le résultat. Les étoiles alignées. Ils tournèrent pendant 7 ans, de manière éparse , avec le projet The Enchantement avant que Chick Corea n’estime que le temps était venu pour eux d’enregistrer leur progression en tant que duo.
A la demande de Chick Corea, le virtuose du banjo, Béla Fleck produisit laborieusement l’album Two. « Je me sentais comme un archéologue en train de fouiller dans le matériel de tous les spectacles que nous avions présentés », a-t-il dit en riant. En fait, il était plutôt un coureur de longue distance, écoutant toutes les prises et prenant des notes sur son Iphone, lors de footings sur une plage dans l’Oregon à courir sur une plage, écoutant les différentes prises et prenant des notes sur son iPhone. « Je pouvais dire ce qui était bon parce que je commençais à courir plus vite quand je tombais sur un moment magique »
Jouer avec Corea fut une expérience unique. « Chick ne reconnaît pas les règles et les limites », a déclaré Fleck. « Si je suis aventureux, il me suit. Chick pense que les règles sont pénibles. Il veut juste faire de la musique. Nous sommes devenus deux enfants dans un bac à sable. » Two révèle une excursion passionnante dans une conversation improvisée : « Béla est une source continue de créativité » explique Chick Corea.