Avec Fyah, Theon Cross entérine son son, inséparable du milieu londonien qui résonne entre les notes. En interview avec Qwest, il parle de ce qui le motive, des possibilités qu'offre le tuba et des prochaines étapes de sa carrière.
Le label Brownswood de Gilles Peterson sortait la compilation We Out Here en février 2018. Elle était conçue comme une « introduction de la scène londonienne flamboyante du nouveau jazz » – le renard sur la couverture soulignant sa nature underground.
Cette compilation a provoqué une série de révélations auprès des non-initiés. Non seulement le jazz prend de l’ampleur auprès des jeunes générations, mais Londres peut aussi à juste titre revendiquer d’être son moteur pour aller de l’avant. À la barre, parmi les artistes qui alimentent la machine, on trouve Moses Boyd, dont les fines subtilités à la batterie réussissent toujours à conduire l’auditeur vers de nouvelles contrées, Nubya Garcia, avec la pureté de son expressivité au saxo et Theon Cross, leur chef de file, dont les grondements de tuba conduisent l’assaut dans cet album.
Si le tuba de Cross fait encore l’effet de l’inattendu, ce n’est plus pour bien longtemps. Aujourd’hui, il s’est habitué à utiliser son énergie et sa versatilité pour déjouer les attentes, se souvenant de la manière qu’il avait d’étouffer « le ricanement occasionnel au début de sa carrière » en attaquant abruptement le rythme.
Depuis que le tuba a été négligé par le Jazz, au côté d’autres éléments de base du Dixieland, nous en sommes venus à voir cet instrument sous un autre angle : celui d’un tubiste assis, gonflant ses joues au milieu d’une marée de nœuds pap’. Cross a fini par aimer son opposition à cette image : « J’aime le fait que les gens ne savent pas à quoi s’attendre – c’est ce qui me nourrit ». Que ce soit aux fameuses séances d’improvisation de Steamdown ou en tant que membre des très reconnus Sons of Kemet, Cross fait s’envoler les connotations poussiéreuses en direct et, se faisant, se libère de toute attente.
Cependant, outre sa puissance propulsive et mélodieuse, c’est la flexibilité et la liberté de Cross qui retiennent notre attention. Avec son instrument, il est capable de produire un son « de percussion, mélodique, de basse » – il peut même beatboxer ou chanter à la manière d’un didgeridoo. Lorsqu’on lui demande s’il a toujours pressenti cette versatilité, Cross parle du fait d’avoir joué avec le jeune groupe à la très grande portée de Kinetica Bloko comme d’une source d’inspiration : « On a commencé à jouer du Sun Ra, du Fela Kuti… et comme c’était une fanfare, on n’avait pas de basse. J’ai commencé à jouer les parties de basse, et je suis tombé amoureux du tuba de cette manière ».
C’est une histoire qui rappelle Londres. Avec l’Afrobeat et, plus largement, l’influence de l’Afrique de l’Ouest comme celle de Kokoroko, de Maisha et le Ezra Collective, ainsi que les inflexions de Sons of Kemet et la tendance générale vers des harmoniques musicales hybrides, la scène jazz de Londres est à la fois un produit et un défenseur du multiculturalisme qui donne toute sa vivacité à la ville. Ces artistes se tournent vers leurs héritages individuelles et partagés, et assimilent ce qu’ils y découvrent avant de tourner la page avec panache et fierté.
Dans « The Offerings », Cross utilise en arrière fond des enregistrements réalisés dans des champs, dont certains ont été personnellement réalisés lorsqu’il est allé rendre visite à sa grand-mère à Sainte-Lucie, l’île des Antilles, d’où il vient. Il se souvient d’avoir grandi en écoutant la musique de cet état francophone, que ce soit du calypso, du zouk ou de la soca, et d’être immédiatement entré en communion avec son atmosphère lorsqu’il y est retourné en visite une fois adulte. Perçant une couche acoustique de bruits de trafic et d’animaux, de voix et de klaxons de bicyclettes, le morceau offre une image sonore bien plus large – une sorte de nostalgie entretenue qui se mélange à la clarté cristalline et résolument moderne de Garcia et aux klaxons laborieux et faciles de Cross. Sur le processus lui-même, Cross fait remarquer : « C’est de cela dont il s’agit, dans cet album : de mettre autant que possible de moi dans chacun des morceaux ».
Mais Fyah dépasse la mémoire récente pour plonger dans des idées plus abstraites sur l’identité également. « Panda Village » porte ce titre car, de manière malicieuse, les pandas son « noirs, blancs et asiatiques ». Mais l’image produite par « Candace of Meroe » est plus frappante. Elle rappelle une ancienne reine de l’Ethiopie – un pays qui a fameusement résisté à la colonisation européenne – et cette légende selon laquelle elle aurait arrêté Alexandre le Grand en montant un éléphant pour aller au combat. Le morceau lui-même a recours aux touchers légers et rapides de Moses tandis que Garcia et Cross prennent les reines ensemble, propulsant la mélodie de l’avant. Cross révèle d’ailleurs une influence de la soca dans un morceau appelé « Dollar Wine » et, à un moment, fait brailler son tuba à la manière d’un éléphant qui enjambe lourdement les limites génériques et dégage vos sinus en avançant.
C’est grâce à des ensemble comme celui-ci que le jazz londonien semble très local, et ce bien qu’il tire des influences d’autant de zones étrangères. Ici, il semble être moins relever d’une réclamation d’un dû qu’une déclamation fière : « We Out Here » [On est là].
Cross trouve aussi de l’inspiration auprès d’un autre son local, le grime : « Thématiquement, le son de Londres, c’est toujours le grime… et le tuba est l’instrument acoustique qui s’en approche le plus ». Si vous vous demandez où exactement le lien est établi, la réponse est à la fois abstraite et concrète…
Concrète, car musicalement, la manière que Cross a de jouer du tuba imite souvent les sons de synthé oscillants, la rudesse, l’esprit rythmé et lourd et les lignes de basses très profondes que vous pouvez entendre chez Wiley Skepta, JME et bien d’autres. En termes plus abstraits, cependant, Fyah fait écho à une certaine attitude du grime, manifestant la même affirmation audacieuse et bruyante de l’identité. Entre les licks et certaines sections, on peut presque entendre les éléments d’une mesure en deux temps qui évoluerait de « la forme libre à la forme d’une chanson » si Cross en venait à travailler avec les MCs du grime dans le future (ce qui semble très probable).
En tant qu’auditeurs, on peut sentir toutes ces choses, et notre manière de nous les appréhender change conséquemment – mettant à mal certaines idées traditionnelles de ce qu’une atmosphère de jazz implique. On est confronté à quelque chose qui rappelle moins un « service de table » ou une ambiance à la lumière teintée de violet, et davantage les foules bondissantes, les sourires contagieux, et la transpiration coulant sur les murs.
Le dernier morceau de l’album, « LDN’S Burning », amène la chaleur à son terme parmi des jaillissements crépitants, vacillants et frémissants de la part de Cross et Garcia tout à la fois. Il termine ce que Fyah s’était donné pour mission d’accomplir : propager un message de chaleur et de lumière, et faire avancer la cause d’une nouvelle et brillante génération du jazz britannique.
Theon Cross – Fyah (Gearbox)