Tropical Jazz Trio

Le groupe Tropical Jazz Trio vient de donner forme à la complicité musicale qu’il entretient depuis des dizaines d’années. Les noms de Patrice Caratini, Alain Jean-Marie et Roger Raspail, font partie du panthéon du jazz français. Le petit ensemble tout-terrain du Tropical Jazz Trio, est devenu au fil du temps un projet artistique à part entière.

À l’automne 2017, le Caratini Jazz Ensemble fêtait ses 20 ans de carrière. Depuis sa première création Echoes of France en 1997, l’orchestre compte Alain Jean-Marie parmi ses musiciens et compositeurs. En 2001, le spectacle Chofé Biguine La réunissait d’un côté le trio antillais d’Alain Jean-Marie, Biguine Reflections, avec Éric Vinceno à la contrebasse et Jean-Claude Montredon à la batterie, et de l’autre le grand orchestre de Patrice Caratini. Le répertoire reprenait celui du trio et des compositeurs clés des Antilles, tels Al Lirvat, Fred Desplans, Robert Mavounzy. Les deux musiciens n’ont pas cessé de travailler ensemble, depuis le début des années 70, puis dix années plus tard avec le percussionniste Roger Raspail qui a fait résonner la peau de son tambour Ka pour de nombreux artistes.

Qu’est-ce qui vous a décidé à enregistrer cet album avec un jeune label ?

Beaucoup de choses sont le fruit du hasard et c’est le cas de cet enregistrement qui n’était pas prévu, comme la formation de ce trio. Le premier concert remonte, il y a quelques années en arrière, au Festival Au Sud du Nord dans l’Essonne. Le guitariste, Marc Fosset, s’étant cassé le bras, j’ai proposé de jouer avec Roger Raspail et on a puisé dans le répertoire qu’on avait l’habitude de faire avec Alain depuis 20 ans. Celui de la biguine et de l’afro-jazz, des compositions de la fin des années 40’ et tout le rapport de la musique nord-américaine avec celle des Antilles, notamment de Cuba. On a joué de l’Horace Silver, du Gillespie, nos compositions. Et on a continué à jouer en trio au gré des circonstances, dans des petits clubs, des salles, et même en petites formations dans mon orchestre, comme de petites respirations. Un jour, Julien Imbert, qui signe d’ailleurs la pochette de l’album, nous a présenté Julien Daïan, qui organisait Jazz in Bandol. Producteur et lui-même compositeur et saxophoniste, il montait un petit label, French Paradox.

Comment vous a-t-il convaincu de signer alors ?

Autre coïncidence, Julien Daïan nous a vus sur scène et il voulait des « vieux ». On a bien ri avec ça, qui signifie des noms repérés qui aient un peu de consistance, des gens avec une histoire. Il nous a proposé trois jours d’enregistrement au studio de Meudon et on s’est dit qu’il fallait réfléchir à la question. De son côté, il nous a demandé d’apporter de nouvelles compositions, improvisations. Au total, on a enregistré quatorze titres, sans savoir ce qu’on allait garder et on a lui laissé la décision finale. Je ne suis pas intervenu dans la production, alors que j’en ai fait moi-même pendant des années. À partir du moment où il y avait des gens qui prenaient ce risque-là et qui nous laissaient totalement libres, on leur a laissé carte blanche. Il y avait une vraie considération d’artiste. On a pu refaire quand on n’était pas satisfaits et exprimer nos doutes, comme pour « Limelight », le Chaplin apporté par Alain dont on n’avait fait qu’une prise. Quelques semaines après, je l’ai réécouté et trouvé qu’il y avait un truc qui se passait, de la poésie. Et Alain a été d’accord.

Comment peut-on avoir encore des doutes, quand on joue ces titres depuis des années ?

On est dans une formule asymétrique où il manque quelque chose. Dans un trio habituel de jazz, la batterie remplit l’espace avec la contrebasse. Dans la Caraïbe on joue avec les percussions et plusieurs instrumentistes comme dans les orchestres cubains. Et là, nous avons le percussionniste, qui a ses deux mains, mais pas une batterie, ni un ensemble de percussions. On se retrouve avec un problème de respirations rythmiques, des choses sous-entendues dans la musique, qui ne sont pas jouées. C’est un numéro d’équilibre lié à l’histoire de la batterie en Amérique du Nord et au contexte de l’esclavage qu’on ne peut pas oublier. Dans le Nord, le monde protestant plutôt puritain interdisait tout ce qui pouvait être lié à la danse, à la sexualité, à la main sur la peau. Vous pouviez jouer des instruments occidentaux et des tambours militaires avec des baguettes, et quelques cymbales. C’est comme ça qu’a commencé la batterie, un jeu à quatre membres, alors que dans le Sud, les zones catholiques des conquistadores espagnols, il y avait plus de permissivité dans la sensualité. La main sur la peau, c’est une image très forte. Pour jouer une musique qui vient de l’Amérique du Nord, avec une percussion comme celle de Roger Raspail, associée à un piano et une contrebasse, on doit lui donner un sens. On sait dans certaines histoires rythmiques, qu’il y a un instrument qui n’est pas joué quelque part. Typiquement, Gillespie avait transformé « Manteca », qui a été composé par Chano Pozo, pour son grand orchestre, avec les congas et un batteur, ce qui donne des couleurs différentes. À l’inverse, nous avons travaillé sur une économie de moyens et c’est passionnant, parce que ça laisse de l’espace, de l’oreille, des endroits qui ne sont pas investis par la musique.

Cela fait penser aux espaces laissés par Miles Davis quand il joue de la trompette.

Sur le fond c’est exactement ça. Il y a évidemment une richesse de timbre et beaucoup de choses qui passent quand vous avez un piano, une contrebasse et une percussion. L’espace est bien rempli, ce n’est pas une flûte solo, mais il y a du silence. On n’y pense pas, mais on devrait. Pour moi, qui ai énormément travaillé avec de petites formes, mais aussi avec le grand orchestre où on a tous les moyens imaginables, c’est essentiel. On vit, particulièrement aujourd’hui, dans un monde sonore saturé. Une sono mondiale. Il y a la musique industrielle, le jingle au bout du téléphone, dans les magasins, mais pas uniquement. L’électronique, le rock, le rock métal, travaillent sur la saturation du son. On va au concert avec des bouchons dans les oreilles, et c’est comme si on allait voir une exposition avec des lunettes noires. On est très envahi. Avec notre trio, on est à l’autre bout de la chaine.

Comment avez-vous fait justement les arrangements de « African Flower » de Duke Ellington ?

C’est l’un des très grands disques de l’histoire du jazz. Et c’est Duke Ellington, Charles Mingus, Max Roach, réunis dans un studio à qui on dit « Jouez ce que vous voulez ». Sur ce morceau-là précisément, il y a quelque chose qui résiste à l’analyse. Ces trois personnalités ont une identité très forte dans leurs compositions, leurs sonorités. Alain, est arrivé un jour avec ce morceau, quand on était en résidence au studio de l’Ermitage. Chacun de nous a l’enregistrement original dans l’oreille, cela suffit qu’il apporte une partition avec trois accords, trois accords et demi. « Tiens essaie-ça ». On ne s’en est pas parlé du tout, on s’est simplement mis à jouer. Et si ça fonctionne, c’est la manière de travailler de ce trio, toujours sur des points d’équilibre, toujours sur un fil. On est dans une respiration, une marche précautionneuse, et on avance tous les trois sur un endroit qui est un peu étroit et on fait attention à ne pas tomber. C’est plus une image comme celle-là qui traduit ce qu’il y a dans ce disque.

Quels sont les titres qu’il vous semblait indispensable de retrouver ?

Il y a deux morceaux dont on savait qu’ils seraient dans le disque. « The Cape Verdean Blues » d’Horace Silver, parce qu’il fait partie des musiciens américains qui ont des origines insulaires et arrivent avec d’autres histoires musicales, celle du Cap-Vert en l’occurrence, et que c’est un grand compositeur. Ensuite, pour tous les trois et pour des raisons différentes, il y a « Morena’s Rêverie » d’Alain Jean-Marie. C’est le premier titre de l’album, mais ce n’est pas nous qui l’avons choisi. Alain a l’art de raconter des histoires. Le matin quand la chanteuse Morena Fattorini, qui est sa compagne, prend son petit-déjeuner, il la voit rêver pendant des heures. C’est ce morceau-là qu’on jouait avec mon grand orchestre pour le projet biguine. Du côté de Roger, c’est une construction avec un des sept rythmes du gwoka, le Padjanbèl, dont on dit qu’il relie la terre et le ciel, et symbolise à la fois la dureté du travail au sol et l’élégance flottante dans l’air. Le troisième justement, c’est « African Flower ».

Dans ce travail qui est le fruit d’une longue complicité et donc d’un métissage musical, qu’est-ce qui est le plus important ?

En tant qu’interprète, nous avons besoin d’être d’accord avec nous-même. Peu importe pour quelles raisons, on a enregistré, ça nous renvoie à notre image sonore du moment. On ne peut pas être en-dessous de la mémoire qu’on a d’un morceau, de l’idée qu’on s’en fait, de la dimension d’Ellington par exemple. On travaille de la même façon que les cinéastes, on prend une prise, elle est bonne ou pas, on refait. Moi, ça fait plus de vingt ans que je suis gestionnaire, producteur malgré moi, et il faut faire vingt métiers. Là, j’ai arrêté. Je suis revenu à la source et ça me rajeunit. Il y a mes deux camarades et une formule que j’avais laissée un peu de côté, un côté vacances comme sur la pochette et une légèreté qui me va très bien.

 

 

 

 


En concert :

– le 2 juillet au Sunside.

– le 3 octobre au Bal Blomet dans le cadre des Jeudis Jazz Magazine.

 

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