Au Pakistan, c’est toute une civilisation que chante Ustad Saami, célébrant paix et diversité dans God Is Not A Terrorist, un tout premier album enregistré de nuit(s) sur un toit de Karachi grâce au concours du producteur américain Ian Brennan.
God is Not a Terrorist
A 75 ans, Ustad Naseerudin Saami immortalise les précieux joyaux du monde pré-islamique dans God Is Not A Terrorist, sous la forme d’un syncrétisme inouï du khayal gayaki, descendant des chants védiques traditionnels, et du qawwalî soufi, très populaire dans les années 70, aujourd’hui menacé par les furies rétrogrades d’un islamisme sanglant et le désamour des jeunes pakistanais. Dans un climat délétère – notamment suite à l’assassinat par balles du célèbre qawwal Amjad Sabri en 2016 et aux nombreux attentats qui frappent les communautés soufies au Pakistan, Ustad Saami et ses quatre fils perpétuent pourtant, en dignes hérauts, la grande tradition du poète-musicien soufi Amir Khusrau auquel est attribué la composition des premiers râgas au XIIIe siècle. Jusqu’alors secret d’initiés et misfit des top hits nationaux, Ustad Saami et ses impressionnantes arabesques vocales ont touché des oreilles pour le moins inattendues.
Chanter est écouter.
« J’ai été profondément et immédiatement fasciné », confie Ian Brennan. « La musique d’Ustad Saami est honnête, intense, pure et de ce fait puissante. Sa relation à chaque note est très intime. Là où la plupart des systèmes musicaux sont basés sur 5 notes, 8 au maximum, Ustad Saami, lui, travaille autour de 49 notes avec une précision saisissante. Il aime dire que chanter, c’est avant tout écouter et cela change tout bien sûr : la musique est devenue un sixième sens chez lui. Le terme maître est utilisé dans de nombreuses cultures, souvent galvaudé. Ustad Saami l’honore quant à lui, il a dédié sa vie à cette musique très ancienne : il vient d’un village où elle résonne depuis plus de 800 ans. Aujourd’hui, il prend grand soin de la transmettre aux plus jeunes, aux garçons autant qu’aux filles. C’est un homme très progressiste. »
Récompensé en 2012 d’un Grammy Award pour l’album Tassili de Tinariwen dont il a capté les riffs rebelles dans le désert sud-algérien, nominé en 2016 pour I Have No Everything Here, composé par les détenus de la prison de haute-sécurité de Zomba au Malawi, Ian Brennan s’attache à amplifier le son des marges et des exclus au gré de ses sorties de route, du Cambodge à Ukerewe Island (“l’île des albinos”) en Tanzanie. Mû par la curiosité des humanistes – qui rappelle la démarche d’Alan Lomax voire de Nicolas Bouvier – et un amour total des musiques viscérales, l’auteur de How Music Dies (And Lives) a répondu à l’appel de deux étudiants d’Ustad Saami, s’envolant sans tarder pour Karachi.
Transcendance de l’ego
La maison d’Ustad Saami est, comme lui, toute dédiée à son art : l’étage supérieur converti en salon de musique s’étend jusqu’au toit-terrasse où Ian Brennan a posé ses micros pour l’enregistrement de God Is Not A Terrorist. Assis en tailleur sous le portrait d’un respectable aïeul, porté par ses fils à l’harmonium, aux tablas et aux tampuras dont les drones entêtants accompagnent l’élévation des âmes, Ustad Saami chante des nuits entières « des pièces magistrales en sanskrit, en farsi, en urdu… des pièces qui duraient parfois plus d’une heure ! », souffle le producteur américain. « Nous étions tous assis en cercle à même le sol, avec une vue splendide sur Karachi et nous enregistrions jusqu’au lever du jour dans le plus grand respect des rites védiques et soufis. C’est ce qu’il avait toujours espéré : pouvoir enregistrer live, chez lui, en famille et sans overdubs. »
Aux arrangements modernes, les Saami père et fils ont préféré pour God Is Not A Terrorist les étendues infiniment plus libres de l’improvisation et des call-and-response ancestraux pour une conversation guidée par les mains du maître, comme ondoyant avec un corps immatériel. « Comme s’il jouait du thérémine » ajoute Ian Brennan, hypnotisé par le langage corporel hautement spirituel d’Ustad Saami. « L’énergie circule entre eux avec une grande fluidité, ils s’inspirent et parviennent à harmoniser leur voix, leur corps. Une très belle union. Quand il chante, Ustad est radieux, magnétique, tout rayonne autour de lui. Il se met entièrement au service de la musique, il s’offre dans une transcendance totale de l’égo : courage, vulnérabilité, honnêteté. Au lever du soleil, le maître semblait avoir encore plus d’énergie qu’au début de la session, quand ses fils, eux, tombaient de fatigue. Cela m’a beaucoup impressionné. »
« S’il y a un diamant dans la poitrine, il brille sur le visage » dit le proverbe, et contre l’obscurantisme, Ustad Saami a choisi la lumière.