The Journey, le dernier opus du béninois Lionel Loueke, est un voyage élégant, mondial et pourtant intimiste, fait de tout ce qui le compose.
Lorsqu’il quitte son Bénin natal au début des années 90, Lionel Loueke en est sûr : il ne sera pas médecin ou mathématicien, mais guitariste. Aujourd’hui virtuose, Loueke est devenu riche aussi. De l’excellence, forgée à la faveur d’un travail ardent, du cosmopolitisme qu’offre une vie en mouvement, et de la bénédiction de tous ceux qui ont eu le bonheur de travailler avec lui, tels Herbie Hancock, Wayne Shorter ou Robert Glasper.
Lionel Loueke n’a pas peur des traversées : le béninois se nourrit de tous les mondes, et le sien a de l’horizon. Une intuition que confirme son dernier opus, The Journey, un voyage élégant, mondial et pourtant intimiste, fait de tout ce qui le compose. « Avec ce disque, j’ai la sensation d’avoir enfin trouvé la vraie raison de ce pourquoi je suis devenu musicien » dit celui dont la ligne de cœur vibre ici d’un jazz libre et conscient, entre Afrique et Brésil. Rencontre.
Libre comme Bach
De New-York à Rio, ses migrations ont de tout temps suivi le fil de l’improvisation, comme une liberté à laquelle ne jamais renoncer. Lionel Loueke l’apprivoise alors, dans les rues et les hôtels de Cotonou avec sa première guitare – il a 17 ans, puis au l’Institut National Supérieur des Arts d’Abidjan, une école de musique… classique ! « J’étais déjà fondu de jazz. Mais pour la première fois, j’apprenais à lire la musique, à l’écrire. Je me souviens des dictées, des cours d’histoire de la musique aussi. Et puis surtout, j’ai rencontré la musique de Bach. » S’il découvre la capacité créatrice hors-norme de son odyssée baroque, Loueke trouve avant tout en Bach un maître de l’improvisation et une inspiration des plus inattendues pour lui qui, jusqu’ici, reprenait surtout des tubes de King Sunny Adé ou de Fela.
Ne jamais perdre ses racines : voici sans nul doute le premier mantra de Lionel Loueke pour qui, presque trente ans plus tard, les sorties de route sont toujours aussi précieuses. « L’expérience musicale est un véritable voyage, avec tous les imprévus qu’il comporte. » Et The Journey en est pétri. En fait, ce disque les invite. « Ça commence toujours comme ça ».
Benin Do Brazil
The Journey commence à Ouidah, le village maternel. A la fin du 18e siècle, des esclaves rebelles ou affranchis sont renvoyés en Afrique de l’Ouest par un Brésil à l’aune de son indépendance. Le Bénin accueille alors cette communauté qui s’établira à Ouidah, donnant naissance à une culture afro-brésilienne vigoureuse. « Montéro, c’est le nom de famille de ma mère. Moi j’ai grandi dans ce milieu très brésilien, je me souviens des musiques et des danses. Et de la feijoada, que j’ai longtemps pris pour un plat béninois. Le bouriyan, c’est le danseur, comme au carnaval, il porte un masque. »
A l’image des rythmiques sambistes de « Bouriyan » et de l’arc berimbau de Cyro Baptista sur « Molika », Lionel Loueke franchit les rives du jazz avec une grande agilité, un naturel rare. Cependant, nulle épopée ne s’accomplit en solo : le guitariste s’est ici choisi d’excellents alliés qui, comme lui, ont pour eux la grâce et le goût des ailleurs. Ainsi s’embarquèrent à ses côtés Vincent Ségal, les soundscapes sur-mesure du superproducteur américain Robert Sadin, le sax de John Ellis (Cinematic Orchestra) ou encore la flûte peule de Dramane Dembélé sur « Mandé », un hommage aux griots des plus psychédéliques.
« Guira »
« J’ai toujours voulu jouer de la kora, mais il faut commencer très tôt pour en jouer bien. Le continent regorge d’excellents musiciens. D’ailleurs pour moi, Toumani Diabaté est certainement le plus grand d’entre eux. »
Sur The Journey donc, pas de kora. Mais le jeu de guitare de Lionel Loueke, son phrasé, sa manière d’égrener chaque note, révèle l’ancrage et ne s’apprend dans aucune école.
Amusé, il se souvient de son arrivée à l’American School à Paris à la fin des années 90 : « Le plus déconcertant, c’était le niveau des musiciens. Pour ma première sortie, je suis allé au Duc des Lombards et ce soir-là, c’était Philip Catherine qui jouait. Avant le début du concert, je lui ai demandé si je pouvais jouer avec lui. A l’africaine ! Il m’a répondu « peut-être, à la fin ». Alors je me suis assis au 1er rang avec ma guitare entre les jambes. Evidemment, dès le premier morceau : grosse claque. Alors je suis resté tranquille, mais après ça, je n’ai plus jamais arrêté de travailler. Je suis resté enfermé dans ma chambre pendant des mois. »
Talent et persévérance l’emmèneront au Berklee College of Music à Boston puis au Monk Institute. L’humilité elle, à apprendre toujours. « Depuis trois mois, je m’exerce sur une sept cordes. Cela me demande beaucoup de travail. Mais c’est passionnant, car cette guitare offre un registre plus large, plutôt proche du piano. Mais tout est à refaire ! »
Les mots justes
« Pendant des années, j’ai refusé de me présenter comme chanteur. Ma voix pour moi, c’est comme une pédale d’effet sur mon instrument. »
Si Lionel Loueke chante – très bien, il se balade en plus avec une souplesse inouïe jusqu’aux cimes falsetti de son vaste registre. « Quand il faut chanter, c’est très important pour moi de rester connecté à ma langue maternelle, le fon, pour trouver les mots justes. » Les histoires, Loueke les conte aussi en mina et yoruba, rythmées par ce claquement de langue des Xhosas, scat mélodique et autre défi lancé à lui-même lorsqu’il découvre l’œuvre de Miriam Makeba.
Chanter pour dire quoi ? Sensible et concerné, Lionel Loueke est tout sauf un artiste hors-sol. Il chante ce qui le touche, à l’image de « Vi Gnin », une berceuse en « hommage aux migrants qui fuient les guerres qui déchirent leurs pays. Rejetés par les états occidentaux, ils peuplent le cimetière marin qu’est devenue la Méditerranée. Franchement, il fallait que ça sorte. Il faut que l’auditeur se réveille, qu’il prenne conscience de ce que traversent nos sociétés. Mais souvent, nous avons recours à des mots très durs pour le dire. Là c’est doux, pas de distorsion, pas de rock : il est essentiel de toucher les consciences sans violence. Chaque être humain doit se regarder en face et faire sa part du travail aussi. C’est trop facile de condamner uniquement les dirigeants politiques. » L’espoir et le jazz, chez Loueke, se distillent avec la même élégance. Peut-être sont-ils même thérapeutiques.
Guitafrica
A l’heure où le Bénin se voit enfin restituer une partie de son patrimoine – vingt-six œuvres arrachées à leur terre comme butins de guerre par la France lors de la conquête du Dahomey à la fin du XIXe siècle, Lionel Loueke choisit de mettre l’accent sur la transmission, et donc la mémoire. Pour « donner du courage aux jeunes », des ateliers, lors d’une récente tournée sur le continent avec Céline Rudolph, sa complice vocaliste sur Obsessions (Obsessions Music, 2018). Et, plus surprenant, une application pour mobiles nommée GuitAfrica.
GuitAfrica – Learn to play african guitar with Lionel Loueke on iPad or iPhone from iReal Pro on Vimeo.
« C’est un outil destiné à tous les musiciens. J’y propose des compositions basées sur des rythmes traditionnels africains issus de 23 pays pour l’instant, mais c’est un work-in-progress. Il y a tout : partitions, solos… cela fait presque cinq ans que je travaille dessus. J’ai eu le déclic quand je me suis rendu compte que certains africains ne connaissaient pas les rythmes de leur propre pays, de leur propre communauté. Comme s’ils avaient été perdus. Quant aux musicologues qui viennent en Afrique, ils font du bon boulot, mais j’ai constaté que malgré toutes leurs bonnes intentions, certains ne comprennent pas nos rythmes. Le temps fort n’est pas toujours en place (rires) ! Ce que je veux, c’est que ça aille à l’Unesco, ou qu’en tout cas les gens puissent étudier ces sonorités d’une infinie richesse. »
Lionel Loueke, The Journey (Aparte)