Zev Feldman, le directeur du label Resonance témoigne de ses joies et heurts dans la recherche d'archives du jazz, alors qu'il sort Musical Prophet, un album inédit d'Eric Dolphy
Eric Dolphy, prophète musical : The Expanded 1963 New York Studio Sessions est le dernier d’une série d’enregistrements historiques de jazz, publiés par Resonance Records, qui a permis de collecter les enregistrements, de les restaurer, de les remasteriser et de rassembler d’anciennes perles jamais entendues ou inconnues du passé en une réelle forme d’art. Son fondateur, George Klabin, était un ingénieur de studio expérimenté. Il a vendu ses deux studios d’enregistrement à New York en 1981 et a passé 25 ans à gagner suffisamment d’argent pour créer une société à but non lucratif, la Rising Stars Foundation, dont les actifs comprennent un studio d’enregistrement à la pointe de la technologie. En 2008, il fonde Resonance, qui démarre en enregistrant des artistes tels que Dado Moroni, Christian Howes, Tamir Hendelman et Eddie Daniels. En 2009, Klabin embauche Zev Feldman comme directeur de label, un jeune vétéran du commerce du disque qui avait travaillé dans le marketing pour PolyGram, Rhino et le Concord Music Group. Peu de temps après, Klabin donna carte blanche à Feldman pour explorer de nouvelles découvertes et les inclure dans le catalogue de Resonance. Dans l’exercice de ses fonctions, Feldman, 45 ans, co-président du label, a développé une personnalité de « Détective de jazz » comme le dit Klabin, utilisant les médias sociaux pour documenter ses voyages d’enquêtes et d’affaires au Japon et en Europe et de les imprégner d’un glamour qui rehausse sa marque.
Racontez-nous l’histoire de la réalisation de Musical Prophet, qui a eu une première parution de 5000 coffrets de 3CD et 3000 coffrets 3 disques.
Le voyage a commencé en septembre 2014 au Festival de jazz de Monterrey. Resonance venait de publier Manhaattn Stories de Charles Lloyd. Pendant que j’étais là-bas, j’ai fait part à Jason Moran que mon patron, George Klabin, s’était employé à essayer d’obtenir du matériel spécial que nous pourrions envisager de diffuser dans notre label. Et Jason m’a dit qu’il connaissait certains enregistrements de Dolphy. Nous sommes restés en contact et Jason m’a présenté James Newton. Quelques mois plus tard, James est arrivé à notre bureau avec une valise de bandes sonores appartenant à Eric Dolphy, soit environ sept heures et demie de musique. En quelques jours, nous avons transféré ces bobines, qui se sont avérées être la seule source connue des sessions originales d’Iron Man and Conversations. Les albums n’ont été imprimés que de manière intermittente, présentés dans un packaging sans grand intérêt, et j’ai le sentiment qu’ils ont été oubliés. Je pense que les gens vont maintenant les entendre d’une nouvelle manière. Il existe un arsenal de matériaux alternatifs sélectionnés à la main, choisis par James, lui-même flûtiste extraordinaire et musicien total, à l’écoute attentive. Cela a toujours été en stéréo auparavant ; c’est la première fois qu’il sort en mono. Vous trouverez également un vaste livret avec des interviews de personnes qui ont joué avec Eric Dolphy, qui l’ont connu, ou qui étaient influencées par lui, ainsi que des photographies inédites.
Depuis combien de temps Resonance sort-il des matériaux historiques non publiés ?
Avant même que je commence, nous avions assemblés les enregistrements de Scott LaFaro, appelé Pieces of Jade. Entre ça et deux enregistrements de Gene Harris que George a publiés (Live In London et Another Night In London), George a reconnu à quel point l’histoire et les archives du jazz suscitaient de l’intérêt.
J’ai contacté Michael Cuscuna. Un jour, il a appelé à propos des enregistrements de Wes Montgomery qu’il avait acquis, mais dont il n’avait rien pu faire. George, qui avait entendu les enregistrements, fut tout de suite d’accord pour en faire quelque chose. George a ensuite été envoyé à Indianapolis trois fois pour que je puisse rencontrer la famille, assembler les morceaux et identifier les musiciens sur ces enregistrements. Quoi qu’il en soit, nous avons pu faire Echoes Of Indiana Avenue et le personnage de Jazz Detective est né. Nous avons sorti cet album et un album de Bill Evans intitulé Live at Art D’Lugoff’s Top of the Gate. Ils se sont vendus à 60 000 exemplaires en 2012 et, tout à coup, nous avons mis un pied dans le monde des enregistrements historiques.
Comment l’enregistrement de Bill Evans vous est-il parvenu ?
George l’avait fait pour Helen Keane, qui le connaissait, et lui avait demandé de venir au club pour enregistrer ce nouveau groupe d’Evans.
Nous avons sortis des enregistrements particuliers de Bill Evans avec son trio en 1969 chez Ronnie Scott’s à Londres, mettant en valeur Marty Morell et Eddie Gomez. C’était un an après le début de leur trio – le groupe de Bill qui avait duré le plus longtemps. Le romantisme, l’amitié et les étincelles présentes dans cette musique sont d’ailleurs facilement identifiables.
Regardez Bill Evans & Lee Konitz – RTBF Archive 1965 sur Qwest TV
Quel projet fut le plus étonnant à réaliser ?
Bill Evans, Some Other Time : The Lost Session from the Black Forest, fut un voyage extraordinaire. Nous avons découvert cet enregistrement studio inédit de 1968. À l’époque, il ne s’agissait que de son deuxième enregistrement avec Jack DeJohnette à la batterie – dans sa période percussive, comme le dit si bien Mark Myers. Il y avait la course, la poursuite, la négociation avec les détenteurs de droits. C’était d’abord le gars à la cassette, puis c’était la famille de Bill Evans, puis c’est la maison de disques et les sidemen. Plus vous en faites, plus vous en apprenez sur le processus.
Parlez-moi de votre processus de négociation.
J’essaie d’être très transparent. Je ne garantis ni ne promets jamais. J’essaie de bâtir la confiance. Une grande partie de ce travail consiste à établir des relations, à nouer des ponts, à faire connaissance avec des personnes et à leur montrer votre travail précédent, à partager vos expériences et peut-être, si vous en avez, votre vision. Et nous voulons savoir ce que l’autre partie recherche. Nous ne voulons jamais être insultants. Nous pensons toujours que si c’est censé être, c’est ce qui doit être. George m’a dit que ce n’est jamais bon d’en vouloir trop. D’autres projets formidables vont se réaliser. J’ai appris à être plus zen. Nous nous devons vraiment de le faire, car au bout du compte, nous ne pouvons pas nous engouffrer lorsque nous réalisons l’un de ces projets.
Resonance est une entité à but non lucratif. Toute notre motivation tourne autour de la conservation de l’art. Lorsque nous mettons en place un projet, c’est parce que nous y croyons. Franchement, bon nombre de ces artistes n’ont pas de biographie ; nous utilisons donc le projet comme une occasion de faire de la recherche et de mettre les choses bien en forme. Pour Larry Young, par exemple (In Paris : The ORTF Recordings), nous avons travaillé avec son fils. Et combien de fois avez-vous la chance de parler d’Eric Dolphy ?
Pourquoi pensez-vous qu’il y a tant d’intérêt pour cette musique plus ancienne ? Quelles sont les forces du marché qui permettent à Resonance de sortir 5000 coffrets de 3 CD de musiques enregistrées en 1963 ?
Malgré notre grand succès avec les premiers numéros de Wes Montgomery et Bill Evans, nous avons vraiment franchi le cap deux ans plus tard, en publiant le disque de Coltrane Offering, qui a remporté un Grammy. Ça prend du temps. Personne ne me met un revolver sur la tempe en me disant : « Qu’allez-vous diffuser au prochain trimestre ? ». Je viens de ce monde et je pourrais facilement revenir dans ce monde également – celui où l’on établit un calendrier de diffusion. Mais sur ce label, une grande place est accordée à la liberté, je pense, pour être créatif. Une grande partie est très organique.