Portrait du batteur belge Antoine Pierre, quelques mois après la parution de Sketches of Nowhere, deuxième volume de son projet Urbex.

Il est décontracté, le visage fendu d’un large sourire. Avec lui, nous parlons de physique quantique, d’écologie et de coupe du monde tout en sirotant notre bière belge. Antoine Pierre a la démarche simple de celui qui sait apprécier les choses. Il ne prend rien pour acquis. Et pour cause, un parcours réalisé à grande vitesse le conforte dans son sentiment : il faut travailler dur et garder la tête froide.

L’école belge : mesures asymétriques et jazz expérimental

Cette rigueur, il la doit à son grand-père duquel il était fort proche, ainsi qu’à des amis constructifs dans leur critique. Son cocon familial aura également contribué à son épanouissement personnel. Le liégeois d’origine grandit aux côtés d’une mère mélomane et d’un père guitariste de jazz, des parents intelligents qui l’ont poussé dans les moments opportuns sans forcer. Ils l’aident à se payer son premier appartement en colocation quand il décide de déménager à Bruxelles. L’idée, c’était de devenir bilingue en fréquentant le conservatoire flamand. C’est raté. Mais pourquoi s’en faire un problème quand on dispose du plus beau des langages ? « Le jazz pour moi c’est l’état d’esprit d’être ouvert à ce qui se passe autour ». Antoine n’est pas un puriste. Au conservatoire, il se nourrit des enseignements de Stéphane Galland, un incontournable de la scène belge qu’il connaît depuis tout jeune : lui et son père viennent de la même région. La Belgique est un petit pays après tout. Mais l’école belge est solidement ancrée, elle est pétrie de mesures asymétriques et de jazz expérimental. Cela s’accommode parfaitement avec les premiers amours d’Antoine, lui qui écoutait beaucoup de rock pendant ses jeunes années. C’est progressivement que la fusion opère avec la musique qui irrigue la maison, la collection ECM de son père. Antonio Sanchez sera le premier batteur à lui taper dans l’œil, c’était pendant un concert avec Pat Metheny. A partir de là, c’est décidé : Antoine délaisse le cuivre du saxophone, son premier essai musical, et lui préférera celui des cymbales. La suite de l’histoire n’est que contingence à ses yeux : deux récompenses en 2014 (Toots Thielemans Jazz Award) et 2015 (SABAM Jazz Award Jeune Talent) pour célébrer le début de sa jeune carrière.

Le mythe New Yorkais

Justement, la notion de carrière est équivoque chez lui. En 2014, il fréquente la prestigieuse New School for Art and Contemporary Music à New-York, et c’est un déclic. « Il y a un mythe avec New-York, et quand t’es dans le jazz le mythe est d’autant plus grand. Artistiquement c’est monstrueux, la qualité des concerts est incroyable, c’est une année qui m’a fait énormément progresser parce que j’ai bossé comme un dingue ». Mais le corollaire, c’est une exigence de tous les instants : «  Avoir un rapport social profond avec les gens est quasi impossible aux Etats-Unis, c’est tellement compétitif que tu ne peux pas prendre de relâche ». Et Antoine de nous confier que cette année a été éprouvante émotionnellement, une attitude qu’il qualifie d’européenne tant il serait plus facile de vivre de son statut d’artiste en Europe qu’aux Etats-Unis. Mais toujours avec beaucoup d’humilité, Antoine salue le jeu du sort : « Moi j’ai eu de la chance, je suis tombé au bon endroit au bon moment, et je vis à présent entièrement de mes concerts ». Au pays du self made man, on dirait que la chance, ça se provoque. Une différence de philosophie que le batteur belge admet : « aujourd’hui, il faut savoir se vendre, il n’y avait pas cet impératif avant. Ce qui me manque à Bruxelles, c’est la motivation et la niaque ».

L’exigence de la scène new-yorkaise façonne le jeune musicien, c’est pendant cette année qu’il écrit l’ensemble de la musique pour URBEX, son premier projet en tant que leader et une référence à l’exploration urbaine. Le clip de « Metropolitan Adventure » illustre parfaitement cette dialectique entre l’urbain et le naturel qui l’émerveille. Le premier est omniprésent, « New-York c’est une ville qui pue le jazz » ironise Antoine. Sans surprise, il poursuit son exploration des transformations urbaines à la Jazz Station, une ancienne gare bruxelloise qui a été réhabilitée en club de jazz. C’est sans doute cela qui le fascinait déjà enfant, alors qu’il pensait à devenir architecte. Il aime les lignes, le rapport géométrique, et assimile la partition à un canevas. Mais sur Sketches of Nowhere, le deuxième album avec URBEX, il a préféré s’affranchir de cette maquette : « Le paramètre de la construction s’est transposé plutôt dans l’improvisation et non dans l’écriture ». Et on retrouve dans ce procédé une spontanéité qui permet de rester ouvert à ce qui nous entoure, pour reprendre sa définition du jazz. « Je n’ai pas de méthodes précises, mais généralement c’est un truc qui te reste dans l’oreille, et en fait le seul moyen que j’ai pour m’en débarrasser, c’est de l’écrire, puis en général je laisse ça dormir pendant quelques semaines, et puis je le joue au piano, j’essaie de trouver des chemins harmoniques ». Il écrit donc peu par la batterie. « En tant que leader, quelque part je suis plus inspiré par Thom Yorke et Ravel que par Max Roach ».

Miles Davis, l’ubiquité et l’art engagé

C’est Miles Davis qui demeure son influence majeure : « Je ne peux pas comprendre que quelqu’un puisse le détester, il a tout fait, du bebop à son souhait de collaboration avec Hendrix, c’est lui qui a révélé le plus de talents ». Pourtant, il perçoit Sketches of Nowhere, très influencé par Miles et les sonorités électriques, comme ayant été moins bien reçu par les puristes. « J’ai longtemps fermé les yeux sur le côté élitiste parce que je fais partie de ce monde-là, mais quand t’y penses il y a une peur d’aller chercher les gens là où ils sont ». A l’image de la carrière de Miles, le jazz est pluriel, et Antoine ne prend jamais autant de plaisir que lorsqu’il joue pour les néophytes. « Ça ne veut pas dire faire du nivellement par le bas, mais c’est important de savoir vers quel public tu vas ». Une certaine idée de l’attention portée aux autres, lui qui a l’oreille absolue. Ce principe humaniste, il l’applique a fortiori avec son groupe, en leader bienveillant qu’il est : « Il faut savoir être à l’écoute de son groupe. Je sens que le morceau est apprivoisé quand ils peuvent aller plus loin que ce qui est écrit ». Puis plus globalement, c’est à son environnement qu’Antoine sent l’impératif de prêter une oreille attentive : «  On est dans une époque compliquée, et maintenant personne ne descend dans la rue ; les musiciens qui pensent qu’on n’a pas un rôle à jouer là-dedans se trompent, l’art en général est un vecteur pour le changement ».

Un artiste engagé donc. Son prochain projet s’intitule NEXTAPE, pour « le prochain singe ». Il puisera dans le passé rock du batteur pour porter un regard dystopique sur le futur. A travers des lignes de basses riches et une importance plus marquée des séquences rythmiques, il s’agira de s’intéresser à ce que nous donnerait à voir une société débarrassée de l’homme. Ici, c’est peut-être la nature qui reprendra ses droits : une nouvelle structure, un nouvel environnement.


Chronologie
1992 : Naissance à Liège (Belgique)
2010-2014 : études au conservatoire flamand de Bruxelles
2014-2015 : une année à la New School for Art and Contemporary Music à New-York
2016 : sortie de « Urbex », son premier projet solo
2018 : sortie « Sketches of Nowhere », son deuxième projet solo et continuation d’Urbex

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