Le poète-musicien marocain Aziz Sahmaoui revient avec Poetic Trance, un troisième album des plus aboutis où ses aspirations humanistes, chants et polyrythmies prennent corps dans les grooves incarnés de l’University of Gnawa.
Transe science
Rendez-vous est donné au Café Zimmer, 1 place du Châtelet à Paris. Dans un repli tranquille de ce temple de velours, Aziz Sahmaoui et ses boucles brunes semblent aussi paisibles que la Seine qui s’épanche tout près. Mais lorsqu’il accoste sur ses rives en 1983, notre homme perd le nord : pensant débarquer « aux pays des anges, de ceux qui respectent la ponctuation, blonds, avec des mollets extraordinaires », il aurait pu déchanter s’il n’y avait eu la musique.
De son enfance à Marrakech, Aziz Sahmaoui garde le souvenir de l’odeur de la terre de Targa, le quartier de la rivière, et celui de la place Jemaâ El Fna, offrant à ses jeux d’enfants une infinie variété de danses, chants et pulsations : là où bendirs, loutars et guembris remplacent les petites voitures, Aziz Sahmaoui contracte vite le sens du groove. « Ce son ! C’est une bénédiction. Il t’attrape comme une vérité. Je ne viens pas d’une famille de musiciens mais à Marrakech, tout le monde est rythmicien. Ce qu’il m’importait, c’était de comprendre comment faire parler les instruments » se souvient-il dans un sourire. Nourri au sein des nuits de fêtes et de transe gnaouia qu’il anime à son tour, profane mais sacrément habité, Aziz Sahmaoui absorbe les secrets d’une véritable science de la transe dont chacun de ses concerts révèlent aujourd’hui la puissance, chez lui effusive et festive, déchaînant les corps et les youyous avant la fin du premier refrain.
Passées les premières heures incertaines, Aziz Sahmaoui découvre à Paris un continent de rythmes, offrant les siens à l’Orchestre National de Barbès, vaisseau amiral d’une révolution par la fusion du patrimoine tagnaouite à de grands éclats jazz, reggae, funk, rock, raï, chaâbi ou reggae. Poussant ses explorations jusqu’aux confins de l’expérimental avec Sixun ou le Zawinul Syndicate, Aziz Sahmaoui revient à ce qu’il appelle “ses instincts” en 2010 en fondant University of Gnawa, université libre à laquelle s’inscrivent immédiatement les musiciens sénégalais Alune Wade (basse), Hervé Samb (guitare) ou encore Cheick Diallo (kora) en ingénieurs d’un son universaliste.
Produit par l’audacieux pionnier Martin Meissonnier (Fela, King Sunny Ade, Khaled, Manu Dibango, Papa Wemba…), enregistré en live par amour du risque, Poetic Trance révèle un langage musical parvenu à maturité, chatoyant et pondéré. « Musicalement, nous voulions trouver un équilibre entre l’Afrique, l’Europe et le reste du monde. Avec Poetic Trance, je pense que nous avons réussi : c’est pop, c’est disco, c’est rock ou reggae et là, d’un coup, se mêlent kora, n’goni, guembri et karkabous… Quel bonheur ! Aujourd’hui les grands maîtres gnaouas, les maâlems, mes amis, sont très fiers de nous : nous avons su rénover le genre sans le dénaturer, et beaucoup ont suivi. »
Caresser le monde
Présent au monde, Aziz Sahmaoui s’exprime avec l’élégance du prince et le ton du conteur. Maniant aussi bien les mots que le luth des griots dont il ne se sépare plus, le musicien admet la parenté : « Il est vrai qu’au pays, dans les soirées de musique que j’ai pu animer, nous chantions les gens, leur beauté, leur nom et leur lignée. »
Le rêveur s’initie à la poésie par l’infinie richesse de la littérature arabe, notamment grâce aux recueils de Mu’allaqāt, de longues odes pré-islamiques jugées dignes d’être brodées de fil d’or puis suspendues à la Ka’Ba de la Mecque. « La littérature ? La plus formidable des introductions au monde. Toute cette magie qui ne vient de nulle part mais qui surgit de nous… » glisse celui qui couronne sans distinction Claude Nougaro, Nass El-Ghiwane et les proverbes berbères au panthéon de ses inspirations. Pour cet adepte du mot juste, « la poésie a un pouvoir d’élévation, c’est l’écriture des cieux sur la Terre. Lorsqu’un mot groove, qu’il n’est pas froissé, étiré, écrasé, alors il trouve sa place dans une puissante architecture. Mais le poète se doit aussi de chanter les injustices : dénoncer une difficulté entre deux peuples, une frontière ou une langue imposée ».
A la faveur d’une éclatante maîtrise vocale, Aziz Sahmaoui et University of Gnawa chantent ainsi en tamazight, wolof ou mina la résilience des victimes de guerre (« Coquelicots »), l’amour (« Nouria »), la fraternité (« Entre Voisins »), tous déclarant en chœur leur profond attachement à leur culture africaine dans « Janna », ce paradis. « Avec ma musique, je veux contribuer à adoucir les amertumes, à tisser des ponts entre l’Afrique et l’Europe. C’est une façon d’agrandir notre cercle, jamais fermé : entrez dans la ronde ! ». Et comme dit le classique gnawa « Ganga Sound of M’birika » dans Poetic Trance : « Les gens sont venus en masse, certains de loin, pour ces festivités, cette célébration à vivre comme une thérapie libératrice des corps et des esprits ».
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