De passage à Paris pour le Paris New York Heritage Festival, le claviériste newyorkais Brian Jackson répond à nos questions ; l’occasion pour lui de revenir sur ses débuts musicaux précoces et remarqués, sa longue collaboration avec le musicien et poète Gil-Scott Heron et ses récents projets hip-hop.

Un succès immédiat

Vous avez fait énormément de choses… tout ça à seulement 65 ans ?

J’ai commencé lorsque j’étais très jeune. Je pense que j’avais environ 19 ans la première fois où j’ai enregistré. C’était pour un album intitulé Pieces of a man. Ma mère a dû décider du contrat d’édition, je n’étais pas assez vieux… C’est ma première expérience.

Et c’est devenu un classique.

Oui en effet ! Je pense que le morceau le plus connu était « The Revolution Will Not Be Televised ». C’était une incroyable expérience de travailler avec Ron Carter, Bernard Purdie et Hubert Laws. A seulement 19 ans, c’est terrifiant !

Comment en êtes-vous arrivé à inviter Ron Carter ?

Bob Thiele était le célèbre producteur du label Impulse !. Il a produit la plupart des albums grandioses de John Coltrane sur Impulse !, ainsi que des personnes comme Archie Shepp et Elvin Jones.  Lorsque Gil fut contacté par Bob pour faire un album de poésies, ce n’était pas sur Impulse ! mais sur son nouveau label Flying Dutch. A cette époque, Gil et moi avions écrit de la musique ensemble, mais Bob voulait faire de la poésie parlée.

Après quelques mois, nous nous sommes rendus dans ses bureaux, et avons joué les quelques chansons que nous jouions avant. Il fumait sa pipe, avec son allure de producteur ou gars de maisons de disques, sans dire un mot ni montrer la moindre expression.  Une fois les premières chansons jouées, il nous a dit : « Ok, donc vous voulez qui sur l’album ? ». Je suis devenu fou et je me disais : « qui je veux ? ». J’ai commencé à nommer toutes les personnes que je connaissais : Wayne Shorter, Elvin Jones, tout le monde. Nous ne pensions même pas au son que cela aurait pu donner !

Il m’a donc dit : « Ok, on va voir ! ». J’ai mentionné Elvin Jones, Ron Carter, Wayne Shorter et d’autres super musiciens. Et il nous a rappelé, peut-être une ou deux semaines plus tard, en disant : « Ok, la mauvaise nouvelle c’est que je n’ai pas réussi à avoir Elvin Jones ou Wayne Shorter, mais j’ai eu Ron Carter, Bernard Purdie et Hubert Laws. » Je lui ai répondu : « Ok, ça me va ! ».

Cela vous a fait stresser ?

Mon Dieu ! Imagine toi à 19 ans, dans un studio pour la première fois – un studio professionnel – avec un gars qui vient de finir de jouer avec Miles Davis pendant je-ne-sais combien d’années…

Collaboration avec Gil

Est-ce que vous connaissiez Gil en tant qu’élève ? Vous saviez ce qu’il faisait en tant qu’écrivain quand vous l’avez rencontré ?

Oui, parce que nous sommes d’abord devenus amis. Dès que nous nous sommes rencontrés, j’ai tout de suite compris qu’il avait un incroyable talent de parolier et de poète. Et il a ensuite compris que ce que je faisais allait pouvoir l’aider à mettre en valeur le message que nous avons essayé de transmettre.
Donc, nous nous voyions comme des conspirateurs – des conspirateurs cools – et essayions de faire passer un message important : celui de rester plus impliqués dans nos propres vies et plus impliqués à propos de ce qui se passait à cette époque en Amérique. Pas seulement avec les afro-américains, mais aussi avec l’érosion des droits constitutionnels, ou avec l’intrusion violente des forces de police.

Alors ça a fonctionné entre vous, étant donné que vous aviez tous les deux conscience de ces choses ?

Quand les gens parlent de Gil Scott et de son travail, beaucoup se réfèrent à la « conscience noire », qui était une partie importante du message que nous voulions faire passer. La « conscience noire » et le progrès étaient importants pour nous, évidemment en tant qu’hommes noirs en Amérique.
Nous pouvions le constater car personne ne se levait pour nous, en tant que personnes noires, si bien que les mêmes genres de choses se perpétuaient et que tout le monde était concerné par cela. C’est le message que nous avons essayé de communiquer.

Mais il avait déjà écrit « The Revolution Will Not Be Televised », non ?

Oui, il avait écrit ce livre de poésies. Et je pense que c’est ce qui a fait que nous avons signé le contrat, quand il fut approché par Bob Thiele.

Sentiez-vous que quelque chose se passait pour vous ? Que ça allait fonctionner ?

Oh oui, c’est probablement la prison qui nous attendait [rires].

Etiez-vous effrayés dans un sens ?

Non, nous n’étions pas effrayés. Je veux dire, nous étions de jeunes garçons et n’avions pas de familles ou de choses comme ça. Nous ne pouvions pas ne pas le faire. C’était notre vie d’écrire. C’est ma vie d’écrire de la musique et d’être créatif.

Pensiez-vous avoir l’impression de faire quelque chose de vraiment nouveau quand vous jouiez avec Gil-Scott Heron ?

Oui. J’étais un grand fan de la philosophie de Miles Davis qui était : ne jamais jouer la même chose deux fois ; si ça a été fait avant, ne le répète pas. Donc j’ai toujours voulu m’assurer que je faisais quelque chose de nouveau. Mais, avec cette conscience, rien n’est vraiment nouveau. Tu ne peux pas inventer des choses qui n’ont jamais existé avant.

Tout ce que tu peux faire, c’est étudier ce qui s’est passé avant toi, absorber ce qui s’est fait, puis essayer d’utiliser tout ce que tu as appris des autres pour jouer quelque chose de neuf. Mais je vous garantis qu’il n’y a rien qui n’ait jamais été fait.

Qu’est-ce que vous pensez avoir apporté grâce à votre musique ?

Je pense qu’une des choses que nous avons essayé de faire était de mettre un peu de musiques populaires dans des concepts impopulaires, d’une certaine manière. Par exemple, les choses qui sont peut-être difficiles à dire, des idées pas si évidentes à traiter, avec des chansons comme « Daddy Loves », « The Revolution Will Not Be Televised » ou « Johannesburg ».

Qu’est-ce que vous avez appris de Gil-Scott Heron, et qu’est-ce qu’il a appris de vous ?

Premièrement, je pense que nous avons tous les deux compris que ce qui se passait entre nous était magique, dès que nous écrivions une musique. Et il y avait des choses évidentes, même des années après, lorsque nous avons commencé à jouer ensemble, en 1998 et jusqu’à environ 2001.
Nous avons également compris que nous aimions vraiment ce que nous faisions – nous aimions ce travail. Nous avons rencontré des gens incroyables tout au long de notre carrière, des rencontres avec des musiciens extraordinaires qui se sont transformées en amitiés.

Quel a été votre meilleur morceau avec Gil selon vous ?

Je dirais toutes, mais mes favorites sont sur Pieces of a man. Par exemple « A Sign Of The Ages » est sans aucun doute une de mes favorites. « Your Daddy Loves You » est une autre que j’adore du fait que Gil et moi jouions dessus : il jouait du Rhodes et j’étais à la flûte.
J’étais super fier des chansons de l’album Bridges telles que « 95’s South » ou « We Almost Lost Detroit ». Je suis également particulièrement fier d’ « Angel Dust » et de « Shut ‘Um Down ». Il y en a tellement… mais c’est vrai que celles-ci sont spéciales.

Rencontre avec la musique

Quand est-ce que vous vous êtes rendu compte que vous vouliez devenir musicien ?

Je ne l’ai jamais vraiment réalisé. Je me suis réveillé un jour et je jouais de la musique. Je me souviens de ce que m’a dit mon professeur de musique une fois : « ça va être une compétence pour toi », parce que quand tu vas à l’école tu dois pouvoir payer directement. Donc j’avais ça en tête.

Quel âge aviez-vous lorsqu’il vous a dit ça ?

J’ai commencé à 7 ans et j’ai terminé à 14 ans. Et j’ai ensuite eu envie d’écrire de la musique à partir de ce moment-là, et d’étudier le jazz.

Comment avez-vous découvert la musique ?

J’ai toujours pensé que ça allait pouvoir être une occupation utile. Mais je n’avais aucune idée de ce que je voulais vraiment faire… Je ne pense pas que les gens le savent.
Maintenant, les personnes vont à l’école pour faire de la musique. Nous avons des universités spécialisées en musique, etc. Mais je n’avais pas l’intention de faire ça, je voulais juste laisser les choses se faire et avoir mon diplôme, en essayant de m’imaginer ce que j’étais en train de faire. Mais malheureusement pour moi, mon chemin était déjà tracé dans une direction qui me semblait bien.

Vous avez écouté de la musique toute votre vie ?

Mes parents étaient des fans de musique. Il y avait toujours de la musique chez moi, de genres différents : jazz, classique, musiques européennes… Ils en écoutaient toujours.

Nouveau style, nouveaux projets

En 2013, vous avez sorti votre dernier album avec des musiciens hip-hop ?

Ouais, c’était cool ! Je l’ai fait avec M1 et Dead Prez. J’ai également travaillé avec Gregory Porter et Chuck D sur cet album. The Midnight Band était aussi sur l’album, avec des clips de Bobby Seale. C’était une sorte d’approche intergénérationnelle. Étant donné que beaucoup de personnes sont venues à nous en nous expliquant comment ils avaient été influencés par notre travail, j’ai eu envie de demander à Gregory Porter par exemple, « M1 » pour sa classe, ou MHD et d’autres.

Beaucoup d’autres artistes hip-hop que j’ai rencontré utilisaient notre matériel, comme Kanye, Kendrick Lamar et d’autres. Et ils utilisent toujours nos trucs. Ils nous disaient qu’ils avaient été influencé par ce que nous faisions, et je me pensais : mais pourquoi ne pas rassembler toutes ces personnes ensemble et faire de la musique avec eux, mais en partant de leur point de vue ?

Voulez-vous faire d’autres enregistrements aujourd’hui, avec de nouvelles personnes ?

Oui, je vais en faire. En ce moment, je travaille avec un super bassiste qui s’appelle Charnett Moffett. C’est le fils de Charles Moffett, un des fondateurs du mouvement Free Jazz. Et aussi avec Mark Withfield Junior, le fils de Mark Withfield, le batteur. On va passer de supers moments ensemble !

Vous écoutez ce qui se fait aujourd’hui ?

Oui, il y a beaucoup de bons trucs. Je dirais par exemple Kendrick Lamar, un musicien formidable.

Vous saviez qu’il est apparemment inspiré par ce que vous avez fait avec Gil ?

Oui c’est ce que j’ai entendu, j’aimerais bien lui parler. A Kanye aussi. Il a samplé pas mal de trucs qu’on a fait.


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